Ces illégalismes trouvent trois assertions. Dans un premier temps dans l’Etat, et plus précisément dans ses organes répressifs. Par la suite dans le Marché, car l’illégallisme engendre des business très lucratifs – comme la gestion de l’industrie carcérale ou encore la production pharmaceutique et ludique, etc-. Ces business sont liés entre eux pour se rendre les plus indispensables possible, dans une quête de profit -on peut donner l’exemple des hôpitaux psychiatriques où on encourage à la consommation de médicaments inefficaces-. Enfin dans le corps social, c’est-à-dire dans l’individu pouvant être compris comme étant le sujet physique de l’expérience sociale, de la vie en communauté, en société. Chaque individu -ou corps-, en raison de son éducation, de son expérience de la vie collective dans un environnement donné, entre dans un rapport social vis à vis des concepts de légalité et d’illégalité, développe des réactions instinctives distinctes selon qu’il fasse l’expérience du légal ou de l’illégal. Le corps apprend et assimile ces concepts, ses règles, ses prérogatives et ses enjeux. La société le traverse et ce comportement fait du corps un corps socialement produit, sujet à de nombreux déterminismes. Le corps social, une fois constitué, participe à l’organisation étatique répressive des économies de l’addiction et de la délinquance, et donc entretient l’économie de marché.
« Celui qui est soumis à un champ de visibilité, et qui le sait, reprend à son compte les contraintes du pouvoir ; il les fait jouer spontanément sur lui-même ; il inscrit en soi le rapport de pouvoir dans lequel il joue simultanément les deux rôles ; il devient le principe de son propre assujettissement. »
Les économies de l’addiction et de la délinquance sont ainsi les deux piliers de l’économie de marché qui s’introduit dans le corps social pour s’y reproduire. Mais si l’économie de marché est hégémonique et n’a pas de cible privilégiée en soi, sa reproduction en a une : le prolétariat. Dans une société où les rapports de production sous-tendent les rapports de classe, la classe dominée, le prolétariat, contient aussi bien les termes de son abolition, que les termes de sa reproduction. Cette reproduction est logistique et correspond à un double emboîtement, de l’addiction vers la figure fantasmée du délinquant, et inversement.
« Il n’y a que du désir et du social, et rien d’autre »
L’économie de la délinquance est à double tranchant : faire peur à la classe bourgeoise à travers l’activité médiatique -le spectacle-, de manière à renforcer la séparation entre le « bon » citoyen et le mauvais – le mauvais étant généralement le pauvre devant sortir de son corps social pour vivre dignement -, et entretenir l’économie de l’addiction au monde marchand. Le délinquant est un produit de l’industrie de la répression et un outil de l’industrie de l’addiction. Le citoyen, celui qui participe à la vie de la cité, est la notion construite en opposition à celle du délinquant, celui qui « détruit » la cité. Le délinquant paraît être la négation positive du citoyen. Pourtant, le délinquant est en réalité la figure nécessaire à la survie de la cité moderne, car il est celui qui maintient indirectement l’ordre de la cité, son ordre social et violent. Le prolétariat, en tant que foyer de la « délinquance », est aujourd’hui massivement représenté dans les banlieues pauvres, dans les milieux issus de l’immigration. Cette délinquance est socialement produite, mais en son sein ses acteurs effectifs sont coupés de tout lien social avec le prolétariat « non délinquant », « qui essaie de réussir ».
« Le criminel produit toute la police et la justice criminelle, les sbires, juges, bourreaux, jurés, etc. ; et tous les différents métiers, qui constituent autant de catégories de la division sociale du travail, développent des capacités différentes de l’esprit humain, créent de nouveaux besoins et, respectivement, de nouveaux modes de satisfaction. Ainsi, la torture a donné lieu aux inventions mécaniques les plus fécondes, et elle a occupé quantité d’honnêtes artisans à la production de ses instruments. »
De nombreux penseurs ont montré quelles étaient les contradictions internes à l’économie de marché, et nous les retrouvons dans les économies d’addiction et de délinquance qui lui sont sous-jacentes et constitutives. Dans le phénomène de l’addiction, le corps soumis a conscience dans le désir qui le ronge, sans toutefois forcément savoir qu’il le ronge. Il peut, par négation, et dans un deuxième mouvement, aller contre cette vision fausse qu’il a de lui, qui veut faire de lui un objet des désirs marchands socialisés, prendre conscience de lui-même en même temps qu’il prend conscience de son addiction. Cette conscience de classe acquise, il se reconnait dans l’organisation moderne du prolétariat : la délinquance. L’économie de la délinquance a cette particularité qu’elle s’oppose directement aux outils de la répression, aux instruments de la guerre de classe -que sont la justice, la police, la politique, le travail-, elle est réfractaire à la structure moderne de l’asservissement. Organisée autour d’une conscience de classe née de l’économie de l’addiction, la délinquance n’est plus le concept préféré du média bourgeois, du média de masse, mais bien cette pratique positive autonome de dépassement du capitalisme, au plus profond de ses contradictions.
« Il y a bien toujours quelque chose, dans le corps social, dans les classes, dans les groupes, dans les individus eux-mêmes qui échappe d’une certaine façon aux relations de pouvoir ; quelque chose qui est non point la matière première plus ou moins docile ou rétive, mais qui est le mouvement centrifuge, l’énergie inverse, l’échappée. « La » plèbe n’existe sans doute pas, mais il y a « de la » plèbe. Il y a de la plèbe dans les corps, et dans les âmes, il y en a dans les individus, dans le prolétariat, il y en a dans la bourgeoisie, mais avec une extension, des formes, des énergies, des irréductibilités diverses. Cette part de plèbe, c’est moins l’extérieur par rapport aux relations de pouvoir, que leur limite, leur envers, leur contrecoup ; c’est ce qui répond à toute avancée du pouvoir par un mouvement pour s’en dégager. »
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