Économie de l’addiction et économie de la délinquance

Le développement actuel du capitalisme nous invite à considérer le néo-libéralisme comme l’oppression continue du corps social en distinguant deux économies répressives : une économie de l’addiction et une économie de la délinquance.

 

Ces deux économies sont présentées dans le système marchand comme des illégalismes potentiels, c’est-à-dire comme des pratiques sociales qui ne répondraient pas à la catégorie juridique du « bon ordre ». D’une part l’Etat interdit et contrôle la distribution de différentes substances addictives, avertit sur le danger des psychotropes et sur la nocivité de l’utilisation immodérée de certains loisirs, pour des raisons médicales par exemple, et d’autre part l’Etat s’impose comme la référence légitime, par l’action juridique et policière, de la gestion du « délinquant », figure qu’il crée et détermine socialement pour ensuite l’administrer et la réprimer.

 

Ces illégalismes trouvent trois assertions. Dans un premier temps dans l’Etat, et plus précisément dans ses organes répressifs. Par la suite dans le Marché, car l’illégallisme engendre des business très lucratifs – comme la gestion de l’industrie carcérale ou encore la production pharmaceutique et ludique, etc-. Ces business sont liés entre eux pour se rendre les plus indispensables possible, dans une quête de profit -on peut donner l’exemple des hôpitaux psychiatriques où on encourage à la consommation de médicaments inefficaces-.  Enfin dans le corps social, c’est-à-dire dans l’individu pouvant être compris comme étant le sujet physique de l’expérience sociale, de la vie en communauté, en société. Chaque individu -ou corps-, en raison de son éducation, de son expérience de la vie collective dans un environnement donné, entre dans un rapport social vis à vis des concepts de légalité et d’illégalité, développe des réactions instinctives distinctes selon qu’il fasse l’expérience du légal ou de l’illégal. Le corps apprend et assimile ces concepts, ses règles, ses prérogatives et ses enjeux. La société le traverse et ce comportement fait du corps un corps socialement produit, sujet à de nombreux déterminismes. Le corps social, une fois constitué, participe à l’organisation étatique répressive des économies de l’addiction et de la délinquance, et donc entretient l’économie de marché.

 

« Celui qui est soumis à un champ de visibilité, et qui le sait, reprend à son compte les contraintes du pouvoir ; il les fait jouer spontanément sur lui-même ; il inscrit en soi le rapport de pouvoir dans lequel il joue simultanément les deux rôles ; il devient le principe de son propre assujettissement. »
Foucault, Surveiller et Punir

 

Les économies de l’addiction et de la délinquance sont ainsi les deux piliers de l’économie de marché qui s’introduit dans le corps social pour s’y reproduire. Mais si l’économie de marché est hégémonique et n’a pas de cible privilégiée en soi, sa reproduction en a une : le prolétariat. Dans une société où les rapports de production sous-tendent les rapports de classe, la classe dominée, le prolétariat, contient aussi bien les termes de son abolition, que les termes de sa reproduction. Cette reproduction est logistique et correspond à un double emboîtement, de l’addiction vers la figure fantasmée du délinquant, et inversement.

Définissons l’addiction et la délinquance pour mieux comprendre le maintien de l’ordre social subit par le prolétariat. L’addiction est une conduite liée à un désir. Dans l’addiction, le sujet désire quelque chose de manière irrépressible. Cette conduite est d’abord sociale, en cela qu’elle correspond à une production sociale des désirs, et elle est ensuite physique, ce qui se caractérise par le manque. Quand l’objet de l’addiction est un objet-marchandise, le sujet de l’addiction le fétichise. L’addiction, en tant que phénomène dont l’économie est répressive, est le résultat du fétichisme marchand dans le corps social. Ce fétichisme de l’objet-marchandise désiré est également réparti entre les classes sociales, mais toutefois trouve son utilité dans la gestion précise de la délinquance dans le corps prolétaire. Le délinquant, en tant qu’outil conceptuel de la bourgeoisie, a dans un premier mouvement un rôle pratique, concret, celui de l’encadrement du prolétariat. Il est celui qui enfreint la loi, le légal, qui sort de son corps socialement produit. La répression, par la case de la prison, ne freine pas la délinquance mais la canalise. La délinquance continue de participer à l’illégal, au développement économique de l’addiction.

 

« Il n’y a que du désir et du social, et rien d’autre »

Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Oedipe

 

L’économie de la délinquance est à double tranchant : faire peur à la classe bourgeoise à travers l’activité médiatique -le spectacle-, de manière à renforcer la séparation entre le « bon » citoyen et le mauvais – le mauvais étant généralement le pauvre devant sortir de son corps social pour vivre dignement -, et entretenir l’économie de l’addiction au monde marchand. Le délinquant est un produit de l’industrie de la répression et un outil de l’industrie de l’addiction. Le citoyen, celui qui participe à la vie de la cité, est la notion construite en opposition à celle du délinquant, celui qui « détruit » la cité. Le délinquant paraît être la négation positive du citoyen. Pourtant, le délinquant est en réalité la figure nécessaire à la survie de la cité moderne, car il est celui qui maintient indirectement l’ordre de la cité, son ordre social et violent. Le prolétariat, en tant que foyer de la « délinquance », est aujourd’hui massivement représenté dans les banlieues pauvres, dans les milieux issus de l’immigration. Cette délinquance est socialement produite, mais en son sein ses acteurs effectifs sont coupés de tout lien social avec le prolétariat « non délinquant », « qui essaie de réussir ».

 

« Le criminel produit toute la police et la justice criminelle, les sbires, juges, bourreaux, jurés, etc. ; et tous les différents métiers, qui constituent autant de catégories de la division sociale du travail, développent des capacités différentes de l’esprit humain, créent de nouveaux besoins et, respectivement, de nouveaux modes de satisfaction. Ainsi, la torture a donné lieu aux inventions mécaniques les plus fécondes, et elle a occupé quantité d’honnêtes artisans à la production de ses instruments. »
Karl Marx, Théorie de la plus-value

 

De nombreux penseurs ont montré quelles étaient les contradictions internes à l’économie de marché, et nous les retrouvons dans les économies d’addiction et de délinquance qui lui sont sous-jacentes et constitutives. Dans le phénomène de l’addiction, le corps soumis a conscience dans le désir qui le ronge, sans toutefois forcément savoir qu’il le ronge. Il peut, par négation, et dans un deuxième mouvement, aller contre cette vision fausse qu’il a de lui, qui veut faire de lui un objet des désirs marchands socialisés, prendre conscience de lui-même en même temps qu’il prend conscience de son addiction. Cette conscience de classe acquise, il se reconnait dans l’organisation moderne du prolétariat : la délinquance. L’économie de la délinquance a cette particularité qu’elle s’oppose directement aux outils de la répression, aux instruments de la guerre de classe -que sont la justice, la police, la politique, le travail-, elle est réfractaire à la structure moderne de l’asservissement. Organisée autour d’une conscience de classe née de l’économie de l’addiction, la délinquance n’est plus le concept préféré du média bourgeois, du média de masse, mais bien cette pratique positive autonome de dépassement du capitalisme, au plus profond de ses contradictions.

 

« Il y a bien toujours quelque chose, dans le corps social, dans les classes, dans les groupes, dans les individus eux-mêmes qui échappe d’une certaine façon aux relations de pouvoir ; quelque chose qui est non point la matière première plus ou moins docile ou rétive, mais qui est le mouvement centrifuge, l’énergie inverse, l’échappée. « La » plèbe n’existe sans doute pas, mais il y a « de la » plèbe. Il y a de la plèbe dans les corps, et dans les âmes, il y en a dans les individus, dans le prolétariat, il y en a dans la bourgeoisie, mais avec une extension, des formes, des énergies, des irréductibilités diverses. Cette part de plèbe, c’est moins l’extérieur par rapport aux relations de pouvoir, que leur limite, leur envers, leur contrecoup ; c’est ce qui répond à toute avancée du pouvoir par un mouvement pour s’en dégager. »
Michel Foucault, entretien avec J. Rancière pour la revue Les Révoltes

 

La bourgeoisie est inconsciemment dépendante de l’économie de la délinquance, car la délinquance est une force productive de plus-value et d’ordre social. Mais le propre de la délinquance est d’incarner une véritable rupture au sein de l’ordre capitaliste parce qu’elle remet en question tout ce qui fonde son hégémonie : sécurité, propriété privée, principe de non agression, etc. Le mouvement communiste est le mouvement réel qui, derrière le masque des formes modernes de la vie sociale, prépare le dévoilement de la réalité matérielle du délinquant, et par là le sien.
NF

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