Repenser le prolétariat contre la sociologie antilibérale

Dépossédée à travers le temps de sa définition marxienne, la notion de prolétariat a été récupérée idéologiquement par une cohorte d’universitaires sociaux-démocrates à la manière des Pinçon-Charlot qui invitent à la considérer selon des critères purement sociologiques (niveau de vie, habitus culturel, etc).

Se réclamant héritiers de la pensée de Pierre Bourdieu, ils dévoient en réalité son analyse qui se proposait certes d’étudier les modes de vie des différentes classes sociales, mais selon un raisonnement avant tout matérialiste, c’est-à-dire qui part des conditions matérielles d’existence et donc de la place occupée dans le procès de production pour déterminer le comportement social.

D’une manière générale la sociologie échoue à appréhender de manière dynamique les phénomènes sociaux qu’elle analyse et ne s’attache pas à critiquer les catégories politiques qu’elle reprend ipso facto, se contentant de s’attaquer à leur inégale répartition ou à ses aspects superficiels (le comportement des acteurs plutôt que les rapports sociaux qui produisent ces relations).

Tout en conservant des références sémantiques floues au marxisme concernant les « classes sociales » ou son rapport (tout bonnement culturel et symbolique) à la « bourgeoisie », les définitions actuelles du prolétariat – souvent amalgamé avec la « classe ouvrière » voire « les pauvres » – occultent le fait que le prolétariat doit être défini non pas comme une entité fixe correspondant à un certain niveau de vie financier mais bien selon son rapport au Capital et son rôle fonctionnel dans le mode de production capitaliste (MPC).

C’est ce qui permet d’y incorporer de larges pans des classes moyennes sous le prétexte fallacieux que leur paupérisation croissante tendrait à unifier tout ce beau monde en une seule et même classe d’exploité.e.s contre « l’oligarchie » : c’est le mythe anti-libéral des « 1 % contre les 99 % », qui brouille les frontières de classe en désignant un ennemi commun à abattre : le grand patron ou le riche actionnaire, figure personnifiée du capitalisme, sans s’en prendre directement aux rapports de classe et aux fondements structurels du système économique. Théorie qui est à la base du populisme moderne, de Mouffe à Mélenchon en passant par Lordon.

Marx nous enseigne qu’est prolétaire celui ou celle qui est aliéné.e des moyens de productions et qui est donc contraint.e de vendre sa force de travail, telle une marchandise, pour survivre. Ce qui importe est donc la dynamique socio-économique qui le lie à la bourgeoisie (et au Capital) pour entretenir le MPC.

Il faut comprendre le prolétariat comme une classe socialement produite par le Capital et mise en rapport avec la marchandise pour produire de la valeur. Il n’est en aucun cas définissable de façon isolée, considéré abstraitement en dehors de son rapport aux différentes sphères de la totalité capitaliste, comme s’il lui préexistait (alors que c’est précisément elle qui l’a produit) et que le MPC n’avait fait que l’articuler à la bourgeoisie pour subvenir à ses besoins organisationnels et économiques.

Ainsi prolétarisation n’induit pas forcément précarisation : un ouvrier-raffineur par exemple, en cela que son rôle fonctionnel dans le MPC est la production de marchandises et qu’il est donc créateur effectif de valeur 1 , est un prolétaire, bien que son revenu salarial élevé (en dépit de ses conditions de travail extrêmement dures et réifiantes) aurait pu, sociologiquement parlant, le faire rentrer dans la catégorie abstraite des « individus aisés ».

A l’inverse, n’est pas prolétaire un professeur d’université à mi-temps, qui, bien que précaire, ne crée aucune plus-value : il se contente d’assurer la reproduction de la force de travail en livrant des connaissances théoriques aux futur.e.s travailleur.se.s (qui souvent auront elleux-mêmes des rôles d’encadrement par la suite dans le processus productif).

Les classes moyennes, elles, occupent un rôle d’encadrement dans le procès de reproduction du Capital. Leur fonction est bien plus d’assurer la pérennité de l’ordre social capitaliste (notamment par le biais des structures étatiques, éducatives, policières, juridiques, administratives…) que de contribuer à la production directe de valeur comme le font les prolétaires, qui n’assument qu’une tache d’exécution. Le rôle organique qu’elles jouent et la place qu’elles occupent dans la division du travail (manuel / intellectuel) diffèrent donc.

Cette distinction que nous avons tenté de mettre en évidence entre le prolétariat et les classes moyennes n’est pas une question d’ordre anecdotique dont la technicité s’avérerait sans conséquences.

La confusion interclassiste opérée sciemment par les économistes de gauche sert un projet politique propre aux classes moyennes qui se targue de représenter « l’intérêt général » d’un « peuple » chimérique, indépendamment des segmentations de classes bien réelles :

  • Renforcement de « l’Etat Providence » en vue d’accroître le pouvoir politique de la classe de l’encadrement.
  • Réajustement des « dysfonctionnements » illusoires du capitalisme, par la lutte contre les formes les plus phénoménales de la crise du capitalisme (le « capital fictif » incarné par les banques, opposé artificiellement au « capital réel », dénonciation de l’actionnariat comme « parasitaire », etc).
  • Démocratisation des structures politiques du capitalisme afin de permettre l’ascension sociale des classes moyennes et de pouvoir riposter en cas d’offensive néolibérale menée par la bourgeoisie qui viendrait compromettre leurs avantages socio-économiques.

Toutes ces thématiques sont celles portées par les mouvements réformistes et citoyennistes, du Parti Socialiste aux groupuscules trotskistes et s’inscrivent dans le cadre du système capitaliste, ne remettant nullement en cause les rapports sociaux d’exploitation et la tyrannique loi de la valeur. Elles n’ont strictement rien de révolutionnaire.

De plus, l’identité « prolétarienne » affichée et revendiquée par certaines organisations d’extrême-gauche est problématique, dans la mesure où elle tend à considérer un prolétariat fantasmé comme un sujet fixe immuable et monolithique dans sa composition alors qu’il est classe dynamique définie dans et par rapport au MPC.

Reconnaître les dispositifs d’assignation sociale que fait subir le capitalisme aux exploité.e.s est bien évidemment une étape nécessaire afin de prendre conscience de ses intérêts matériels réels, mais le prolétariat n’a pas vocation à s’ériger en nouvelle classe dominante détentrice des forces productives qui redistribuerait simplement de manière plus « juste », plus « humaine » la survaleur issue du travail humain , comme si le Capital était une entité neutre que l’on pourrait arracher à la bourgeoisie afin de « renverser » en quelque sorte les rapports de domination établis.

Le Capital est le « rapport social de l’argent totalisé : branché sur lui-même en un circuit fermé, il s’est rendu autonome et se comporte désormais en sujet automate. Pour dépasser ce rapport absurde et mettre fin au fétichisme moderne, on ne peut donc se contenter de perpétuer les luttes d’intérêts immanentes au système. Ce qu’il faut au contraire, c’est en définitive une rupture consciente avec la forme commune aux différents intérêts, pour passer du mouvement fou de la valeur et de ses catégories (« travail », marchandise, argent, marché, État) à une « administration des choses » commune et émancipée, et tirer consciemment parti des forces productives selon les critères de la « raison sensible » au lieu de les abandonner au traitement aveugle d’une machinerie fétichiste. »

Robert Kurz – Le Double Marx

Une fois que le prolétariat aura affronté ses contradictions de classe dans une activité de crise insurrectionnelle où son rôle vital pour le MPC aura su être exploité, le prolétariat s’auto-dépassera dialectiquement afin d’abolir simultanément classes sociales et catégories fondamentales du capitalisme afin d’établir de nouveaux rapports sociaux communistes.


1 La valeur est le temps de travail social cristallisé dans une marchandise.

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