La fabrique de la ville actuelle : atomiser l’espace
Lewis Mumford a écrit une passionnante histoire de la ville essayant de montrer le rapport entre les différentes formes de pouvoir et leurs influences sur l’espace. Jusqu’à la révolution industrielle, les villes étaient complexes avec un foisonnement des fonctions, des populations, des formes urbaines qui s’entremêlaient dans une complexité générant des liens forts et des sociabilités denses.
Avec la centralisation et la montée du capitalisme, il a été question de soumettre l’espace pour maximiser les profits. Les logiques métropolitaines débarquent avec les premières lignes de chemin de fer d’abord utilisées pour expédier les marchandises (les premiers réseaux de chemin de fer servaient à déplacer les matières premières des centres d’extraction vers les centres de production, là où il n’y avait pas possibilité d’utiliser des voies fluviales) puis mettre au ban les populations dites dangereuses — les ouvriers — en lointaines banlieues. C’est l’agenda du préfet baron Haussmann détruisant le vieux pour instaurer de force les immeubles Haussmanniens et les faubourgs qui permettent un contrôle policier de l’espace et un embourgeoisement accéléré de son centre. Déjà, le chemin de fer sert à assurer l’accès des bourgeoisies citadines aux maisons secondaires et de plaisance à la « campagne ».

Alors que le taylorisme et le fordisme changent les standards et les modes de production, l’architecte – urbaniste Le Corbusier tente de les transférer dans le champ de l’organisation spatiale. Il rédige en 1933 la charte d’Athènes afin de tuer le désordre et la confusion des centre-villes par une réorientation autour de quatre fonctions : habiter, travailler, se divertir et circuler. Cette division fonctionnelle de l’espace urbain en quatre fonctions est selon David Harvey cette « faculté du capitalisme de comprimer la lutte des classes par le biais d’une division géographique visant sa domination ». Cette répartition permet un rendement maximal de chaque zone. La ville devient fonctionnelle. C’est une usine dans laquelle la fonction de circulation assure le rôle de la chaîne de montage : elle assure la transition entre les trois autres fonctions. La collusion entre vitesse et capitalisme est ontologique. L’un s’appuyant sur l’autre depuis la première Révolution Industrielle.
La capacité de se déplacer devient le principal élément correctif des défaillances d’une ville qui s’est étalée si vite qu’elle est devenue de « l’urbain » égrainant des réseaux de transport toujours plus rapides, plus étendus et plus massifs (autoroutes, RER et TGV). La mobilité a explosé avec l’arrivée de la voiture au sortir de la seconde guerre mondiale qui, corrélé au rêve des Trente Glorieuses du pavillon, va aboutir à une explosion de l’étalement urbain et des mobilités censées compenser la division classiste et oppressive de l’espace. Les années 1970 -1980 deviennent le théâtre d’un accroissement brutal et spectaculaire des infrastructures routières et ferroviaires. Ces réseaux accélèrent la vitesse des déplacements permettant une compression du temps et un rétrécissement de l’espace devenu réticulaire.
La voiture façonne totalement l’espace des villes tant par l’infrastructure routière, que les places de parkings, les parkings souterrains, la signalisation… tandis que les gouvernements décident de délocaliser les entreprises dans le rural profond afin d’augmenter l’atomisation ouvrière dans l’espace. Cette atomisation est d’autant plus accrue quand la voiture devient la condition de l’accès à l’emploi. Cet accroissement de la mobilité sera le cheval de Troie des forces du marché qui honoreront le contrat de mise à mort de la ville avec l’aide du pouvoir politique. On assiste à la restructuration de la ville à trois vitesses décrite par Jacques Donzelot : gentrification des centres villes par les classes supérieures, relégation des classes populaires dans les grands ensembles, départ des classes moyennes en grande périphérie. Cette segmentation spatiale, sociale et économique est une des modalités d’organisation globale des rapports capitalistes et de son fonctionnement à partir des fractures territoriales économiques et sociales qui participent à un ordre économique vu comme naturel car suivant la loi du marché dit libre. D’ailleurs aux États-Unis , on voit se multiplier les Shrinking cities, c’est à dire les villes fantômes.
Le sociologue marxien Henri Lefebvre offre ici un éclairage essentiel : « Les classes dominantes se servent aujourd’hui de l’espace comme d’un instrument. Instrument à plusieurs fins : disperser la classe ouvrière, la répartir dans des lieux assignés, organiser les flux divers en les subordonnant à des règles institutionnelles, subordonner donc l’espace au pouvoir, contrôler l’espace et régir technocratiquement la société entière en conservant les rapports de production capitalistes ». La relégation des plus pauvres des zones péri urbaines et les habitants du rural profond est la résurgence de cette tendance planétaire à la suraccumulation du capital sur les métropoles comme nous allons le voir.
Centre et première couronne : des contrastes selon l’emprise capitalistique sur l’espace, la métropolisation
Les villes ont toutes des logiques de polarisation mais historiquement elles vivaient en liaison direct avec leurs périphéries : appelées hinterland. Ce qui n’empêchait pas déjà des logiques d’accumulation du capital : les villes de la façade atlantique comme Paris ont profité largement du commerce triangulaire et de la colonisation. Paris est la ville lumière car elle a concentré les richesses de l’ensemble du pays sur des centaines d’années, tandis que la ville devenait le principal centre économique du pays, concentrant son capital au long de l’Ancien Régime, pour finalement devenir sa capitale politique et administrative à l’aube de l’époque contemporaine.
David Harvey a explicité la collusion entre la production de l’espace et les divers circuits de circulation du capital : le premier est celui de la production et de la consommation immédiate de biens et de services. Quand il est saturé, le capital se tourne vers le circuit secondaire d’investissements qui encastre à moyen terme dans le sol le capital fixe c’est-à-dire l’environnement construit pour la production directe (travail, équipement, énergie, transports) et pour la consommation : c’est la principale modalité de reproduction élargie de la force de travail (logements, hôpitaux, écoles, pistes cyclables etc etc). Un dernier circuit d’investissement à plus long terme crée une accumulation différée dans le temps du capital avec des dépenses de recherche et développement pour s’assurer localement un pôle d’excellence par exemple et des dépenses sociales (université, santé…) et une consommation qui assure la reproduction à long terme du capital (augmentation de la productivité du travail, meilleure circulation des marchandises).
Les centres villes des métropoles forment la concentration maximale du capital fixe avec certains secteurs des premières couronnes qui concentrent l’ensemble des activités et des emplois ultra spécialisés à haute valeur ajoutée. L’objectif est une insertion de territoires ciblés dans les flux internationaux de capitaux, de productions, de personnes au sein d’une économie mondiale. Le quartier de la Défense en tant qu’haut lieu du tertiaire supérieur est un exemple de centralité. Paris est un autre exemple en tant que capitale du luxe, du tourisme et des technologies de l’information et de la communication (NTIC).
Les impératifs de la compétitivité expérimentés par les centres métropolitains (tertiaires, cultures, communication, mode….) sont aussi désormais partagés par la majeure partie des communes : elles veulent accueillir des activités à haute valeur ajoutée incorporées dans les flux internationaux ou au moins leurs salariés appartenant aux classes supérieures à fort capital culturel, économique et social afin qu’ils assurent des rentrées fiscales. On a ici une des raisons qui fondent institutionnellement les phénomènes de gentrification. La première couronne présente des mouvements contre-intuitifs. Elle revalorise son héritage d’anciennes usines qui sont devenues des zones logistiques, des logements sociaux, des centres commerciaux dans des secteurs de reprises (Saint-Ouen, Pantin…) capitalistes et donc de gentrification pour accueillir le desserrement démographique des parisiens qui n’ont plus les moyens de se loger dans Paris.
Ces derniers peuvent avoisiner immédiatement des secteurs de déprises dans lesquelles prospèrent des marchands de sommeil (Aubervilliers, Saint-Denis…). Si le rural profond est pauvre, ce sont dans ces espaces intramétropolitains que se concentre l’hyperpauvreté (le premier décile). Prenons l’exemple d’Aubervilliers (93). La ville est la commune la plus pauvre de France après Roubaix (Nord) avec 60 % des habitants qui vivent sous le seuil de pauvreté, un bâti et un parc de logements important mais pas assez pour contrer le phénomène des marchands de sommeil et des rentrées fiscales insuffisantes pour permettre les investissements publics nécessaires qui sont souvent compensés par le milieu associatif. La pauvreté y est à la fois économique, sociale, scolaire et sanitaire.
La plupart des habitants n’y sont pas motorisés : ils forment le plus gros du peloton des 20% de la population française n’ayant pas de véhicule. Et pour cause, au-delà même de l’essence, il faut le permis et assurer les coûts en assurance, en entretien, en parking. Pire, le peu de propriétaires de voiture ne pourra bientôt plus circuler dans la métropole car les plus polluantes (et donc interdites) se trouvent dans les communes les plus pauvres de celle-ci. L’extrême pauvreté près des centres métropolitains est le champ d’une multitudes d’exclusion : de la mobilité avec les titres de transport aux prix prohibitifs mais aussi de l’emploi avec souvent des emplois locaux en inadéquation avec le niveau de qualification.
Très longtemps, les bureaux de la Plaine Saint-Denis ont accueilli des usagers et des travailleurs venant de Paris dans des territoires présentant un haut taux de chômage. Le niveau de revenu ou l’accès aux services n’empêche pas l’exclusion spatiale et sociale qui s’appréhende plus comme l’appréciation subjective de la distance au centre : beaucoup de banlieusards ne se rendent pas à Paris. Les projets autour de la coupe du monde 1998 dans le passé ou le Grand Paris Express, les prolongations de lignes, les Jeux Olympiques dans le futur sont tous des projets disparates qui vont mutualiser pour initier un nouveau cycle de valorisation capitaliste du 93. Ce département va encore s’uniformiser et devenir les prochains arrondissements de Paris poussant les plus pauvres dans le 95 et les zones de déprises inframétropolitaines encore existantes. Parmi les parisiens quittant Paris en raison du prix de l’immobilier, certains font le choix de déménager dans les métropoles secondaires et en particulier Bordeaux et Montpellier. Cette polarisation des aires urbaines aspire toutes les forces économiques, vives, humaines, énergétiques … et provoque une mobilité éparpillée entraînant conjointement un accroissement global des déplacements et du temps lui étant consacré, une saturation des infrastructures et une congestion généralisée.
Une répartition plus équitable des activités, des loisirs culturels, des formes urbaines, des équipements permettrait logiquement de diminuer les effets de spéculation divers, l’hyperconcentration, la gentrification… Là encore, des solutions réformistes minimales pourraient limiter les effets de la métropolisation. Il suffirait par exemple d’encadrer les prix dans les hypercentres contre la spéculation ou encore de conforter les logements sociaux au lieu de brader le parc social comme l’invite à le faire la loi ELAN. L’équité territoriale n’est pas la norme comme tend à le prouver les dispositifs légaux récents tel que la loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (MAPTAM) de 2014 qui valide le poids de ces mastodontes à conforter au détriment des autres espaces alors qu’ils hyperconcentrent déjà tant en logements, emplois, équipements, personnes, activités, services.
La sectorisation péri-urbaine, sanctuaire ou contrainte
La France périphérique de Christophe Guilluy est devenu un marronnier journalistique. Pas étonnant, la plupart d’entre eux aiment les idées simples, ça permet de s’économiser des enquêtes. Ce concept est largement remis en cause par de nombreux chercheurs — à ce titre nous conseillons les articles d’Eric Charmes notamment — car il amalgame la périphérie immédiate des métropoles avec le rural profond.
Le périurbain est un concept très labile. Il est défini selon son éloignement et la discontinuité de son espace bâti par rapport à l’agglomération : c’est en somme la partie non agglomérée des métropoles et aires urbaines. Cet espace urbain prend donc souvent la forme d’une nébuleuse. Cette catégorisation suppose un lien fort avec le pôle urbain : 40 % de sa population résidente ayant un emploi doit y travailler ou travailler dans une commune liée à lui ou à d’autres aires urbaines proches. Ce qui n’entre pas dans ces critères de l’INSEE sont soit de l’urbain soit du rural profond.
Lors des élections présidentielles et aussi dans l’actuel épisode des gilets jaunes, les médias ont mis en avant des catégories globalisantes réductrices liant ménages modestes périurbains et le vote FN en raison de leur relégation spatiale ou d’une souffrance sociale. Ce vote se fait plutôt en cohérence avec les parcours résidentiels, les tendances par catégorie socioprofessionnelle (CSP) et surtout leurs aspirations.
L’étalement urbain sous la forme de pavillons a un statut quasi-monopolistique dans la construction neuve en périphérie. Les constructeurs-promoteurs y voient des opérations peu onéreuses avec retour immédiat sur investissement. Ce développement s’est opéré avec le concours du pouvoir politique à travers les incitations fiscales Robien, Borloo, Scellier. La France bétonne la surface d’un département tous les dix ans en priorité dans le périurbain dans lequel l’élément central qui permet de profiter à plein des aménités de la ville est la voiture. L’espace périurbain fonctionne avec une intense mobilité pendulaire domicile-travail, reposant en large partie sur l’automobile. L’usage est dithyrambique chez les cadres supérieurs et petits patrons d’entreprises qui ont choisi ce mode de vie pour profiter de grands espaces tout en se rendant au travail ou vers les loisirs culturels en plein cœur des agglomérations : en témoignent les bouchons perpétuels à la sortie de ces dernières. Alternatives économiques a, dans une étude, montré que l’éloignement des centres présupposait un haut revenu permettant d’assumer les deux voitures et les distances des navettes domicile-travail au delà de 20 km.
Leur place n’est pas négligeable, leur pouvoir économique non plus : dans un article pour La vie des idées, Aurélien Delpirou, précise que « À l’échelle nationale, ces périurbains disposent d’un revenu médian annuel plus élevé (20 975 €) que celui des habitants des villes-centres (19 887 €, Source INSEE) ». Cet el dorado de la construction prévu pour des pionniers cherchant le séparatisme social s’opère en s’appuyant sur les référents culturels du rêve français de réussite sociale autour de la propriété de la maison individuelle. De ce fantasme découle un mode de vie propre à ces nappes pavillonnaires qui cultivent leur insularité : rues en impasse, parcellaire répétitif, architecture monotone, espaces publics inexistants. Raison pour laquelle on s’y perd. La faible densité humaine (logement/hectare) crée une individualisation croissante des comportements, malgré la prégnante homogénéité du profil socio-économique de ses habitants. Celui-ci embrasse tout le spectre des classes moyennes.
En revanche, leurs voisins employés et ouvriers qualifiés (actifs et retraités), vivant soit dans un fragment de ville dense soit un petit bourg, travaillent localement dans les activités voisines : bureaux, zones commerciales, zones industrielles, zones d’activités, pôles logistiques, parcs de loisirs, campus. L’isolement est similaire à celui du grand ensemble avec des logiques de ville dortoir. À ce titre, il faut aussi relativiser la mixité sociale dans ces espaces : la loi SRU sur les 25 % de logements sociaux n’y est appliquée qu’avec parcimonie car introduire du logement social pour accueillir une population non voulue, c’est casser ce « all packaging » de l’accession à la propriété et de la situation y afférant. Des maires n’hésitent pas à payer des pénalités pour non application de la loi SRU. Ces employés et ouvriers subissent les prix du pétrole et les difficultés dues à la relégation spatiale : ils se sont installés là en raison des prix exorbitants du foncier et de l’immobilier.
Mais plus la distance s’accroît avec les centres urbains, moins la densité des modes de transport s’exprime rendant de plus en plus nécessaire l’usage de l’automobile. Elle est devenue une des principales conditions de l’accès au marché du travail et le moyen pour contourner des trajectoires d’exclusions des marchés ultra-concurrentiels de l’emploi et de l’immobilier mais aussi pour accéder aux commodités urbaines élémentaires, inefficacement ou non desservies par des transports en commun. Dans les communes périurbaines, ces différentes catégories socioprofessionnelles vivent souvent de manière séparée. Les plus pauvres subissent une logique ségrégative alors que les plus riches organisent des logiques d’agrégation volontaires par mimétisme social.
Quand les classes subalternes qui subissent prennent un gilet jaune car il s’agirait d’une nécessité impérieuse pour travailler et pour assurer le minimum vital en raison de leur situation d’atomisation sociale et économique, ceux qui choisissent — classes d’encadrement intermédiaire et autres — le feront pour défendre leurs intérêts de propriétaires et leur mode de vie ultra-individualiste centré sur l’épanouissement familial et la cessation sociale comme culturelle. C’est plutôt à raison que cet événement est analysé, dans les barrages périurbains, moins comme un futur mouvement social visant la généralité qu’une somme d’individualités défendant des intérêts propres.
Au delà de la fabrication volontaire d’un entre-soi, du coût de la dépendance automobile pour les particuliers et de la desserte en réseaux pour la collectivité, il faut aussi souligner les effets écologiques de cette surconsommation d’espaces agricoles entraînant l’aggravation du risque d’inondation par l’infiltration des eaux pluviales, la fragmentation des écosystèmes, la discontinuité des corridors écologiques et donc la diminution de la biodiversité.
Le rural profond, relégation et atonie spatiale
Il reste l’espace au-delà qu’on pourrait presque qualifier du dehors en paraphrasant un célèbre livre d’Alain Damasio. Le pétrole est ici une denrée rare. Les pleins d’essence n’existent pas. On privilégie les tranches de 15 ou 20 euros. Les trajets sont souvent relativement très courts pour limiter les dépenses. On y collectionne les crédits. Les habitants des zones rurales en déclin ont joué le jeu des politiques publiques avec des incitations et des aides pour se doter de voiture au gas oil. Les voitures sont toutes anciennes. Beaucoup roulent sans contrôle technique et sans assurance. La voiture est un investissement financier et perdre son permis équivaut à une mise au ban du travail comme de la vie sociale. Les jeunes y sont souvent les moins diplômés car celles et ceux qui veulent faire des études supérieures quittent leur département rural quand il n’y a pas de faculté.
On y trouve les éleveurs éprouvés par la suppression des quotas laitiers et par les aléas du marché, les agriculteurs qui ont suivi les directives de la FNSEA et deviennent plus des ouvriers agricoles que des paysans subissant les derniers bouleversements climatiques (sécheresse ou inondation) et cette montée du prix du pétrole impacte leur activité, de petits employés comme les infirmiers ou les boulangers itinérants dont l’activité dépend de la voiture en l’absence de toute alternative. En somme, des travailleurs qui font 30 à 50 km pour gagner leurs smics… Le choix de délocaliser des usines et d’y placer la majeure partie de la population ouvrière fut une stratégie patronale soutenue par l’État pour désamorcer la contestation ouvrière en l’éloignant des centres de pouvoir : la majorité des reportages sur les fermetures d’usines se trouve dans ces espaces.
Les villes moyennes autour ont des centres qui se dévitalisent : les commerces de proximité ferment, phagocytés par la concurrence des centres commerciaux périphériques qui en plus, cassèrent au passage l’auto-suffisance alimentaire des petits bourgs paysans des alentours. C’est la ville franchisée encouragée par des politiques publiques et des permis de construire donnés par les maires.
Les habitants sont sommés d’avoir des modes de vie urbains sans profiter de la moindre des aménités de la ville en équipements et transports. Et à raison, 92 % de la population a un style de vie urbain en France. C’est de plus là que ferment les lignes secondaires hors métropoles avec préalablement une quasi disparition déjà des services (ses gares et ses guichets). C’est aussi ici que ferment un ensemble de services publics tels que les maternités, les administrations, les hôpitaux, les bureaux de poste, les écoles avec le phénomène du rassemblement scolaire ou encore le dernier bar qui servait de lieu de sociabilité…
L’usage de la voiture est aussi subi que contraint, la mobilité automobile sert à compenser ces fermetures. Ce sont dans ces communes rurales que le taux de motorisation est le plus élevé. Entraver cette mobilité, c’est empêcher quelque part de vivre et d’initier des projets. La voiture, c’est ce qui reste quand tout a été saccagé ; et cette hausse des prix est vécu comme une taxe sur l’outil de travail. Les mobilités constituent un fait social. Les travailleurs pauvres du rural vont de plus en plus loin avec un coût monétaire certain mais aussi un coût physique (fatigue..) social et familial.
Il ne faut pas perdre de vue non plus la baisse des budgets des collectivités territoriales et des départements qui assurent une économie résidentielle par redistribution ayant par exemple permis aux plus humbles de survivre en surpassant des chocs comme celui de la crise de 2008. À ce titre, le phénomène des maires démissionnaires montre bien le désespoir régnant dans ces contrées.
Plus que pour le prix du pétrole, c’est là dessus qu’il y a des enjeux de mobilisation car concrètement la seule échappatoire pour ces espaces, c’est de prendre l’exacte contre-pied de la charte d’Athènes en s’organisant pour ne pas éclater les fonctions que doit remplir une ville ou un village. Pour autant, rien n’est perdu même s’ils évoluent dans un contexte de plus en plus précaire, ces classes populaires rurales cultivent des liens forts et une participation à des sociabilités collectives à rebours du présupposé individualisme. Le mouvement des gilets jaunes a permis de renouer ou de fortifier ces liens au moment où les encadrements syndicaux, associatifs, générationnels … s’étiolent au profit des liens forts familiaux, amicaux, affinitaires.
Cette impulsion pourrait servir à mettre en place des bus collectifs ou la gratuité des parkings dans les gares qui n’ont pas encore fermé. Face à l’immobilité imposée qui entraîne des iniquités sociales et spatiales, il est nécessaire de combattre. La notion de proximité joue un rôle central et il y a de forts enjeux d’organisation collective et solidaire avec par exemple la mutualisation des services, des ventes directes en circuits courts, des épiceries solidaires, du soutien collectif de projets, des monnaies locales, une relocalisation de l’emploi notamment pour les femmes — très actives dans cette mobilisation — qui sont souvent obligées de prendre un métier à mi-temps ou de rester au chômage (la tâche reproductive prend le pas dans les stratégies du couple sur un emploi plus éloigné). Pour la mobilité, le journal Bastamag a livré de nombreuses perspectives comme le court voiturage, les services d’aide à la mobilité pour les précaires, les services publics itinérants allant à la rencontre des habitants, les plateformes de mobilité sociale.
En définitive, une révolution mettant fin à l’exploitation capitaliste est une révolution s’attaquant à la segmentation classiste et raciale de l’espace est nécessaire. Le capitalisme s’appuie sur une division radicale de l’espace pour faire fonctionner « rationnellement » le mode de production qui lui est propre. Les banlieues-ghettos ou banlieues-dortoirs témoignent de la division rationnelle et raciale du mode de production capitaliste qu’il devient impératif d’abolir.
Dans un prochain texte, nous nous attaquerons à la division public / privé propre à la contradiction femme / homme dans l’espace capitaliste.
Thomas Moreau