Joshua Clover – Traduction par Agitations
Au moment de la traduction de cet article, nous n’étions pas au courant du rôle de soutien par le comité éditorial de Commune à un des leurs, coupable d’agression sexuelle et de viol envers Leila Raven. Commune avait décidé de maintenir au sein de son comité éditorial cette personne, alors que Leila Raven avait pris contact avec eux. Leur réponse puis leur silence se sont révélés être malhonnêtes et complices de la culture du viol. Suite à ces révélations et à l’action collective entreprise contre Commune, les membres du groupe ont pris la décision de s’auto-dissoudre, sans toutefois répondre à l’une des demandes de Leila Raven d’apporter un soutien financier à plusieurs organisations afro-américaines, les membres de Commune ayant été coupables d’actes et de paroles racistes.
Nous apportons notre plein soutien à Leila Raven et nous vous invitons à lire les deux textes de son call-out : https://medium.com/@theleilaraven/community-accountability-means-we-all-play-a-role-3c6db597c8fb https://medium.com/@theleilaraven/an-open-letter-to-the-former-commune-magazine-editor-who-raped-me-1b1cf0c3f1e8.
Après avoir légué au monde les concepts de gauche et de droite, la France semble désormais explorer les dynamiques d’une nouvelle situation où ce spectre établi de longue date n’opère plus comme à l’accoutumée. A un niveau abstrait, la topographie actuelle ressemble à un triangle isocèle. La Droite correspond au Rassemblement National et aux groupuscules de droite extra-parlementaire qui se sont radicalisés sur la voie nationaliste. Ayant souffert d’un processus de Pasokification qui a conduit à l’érosion du Parti Socialiste, seule demeure une Gauche radicale par défaut. Toutes deux sont condamnées à affronter le Centre technocratique dans une configuration qui semble les réunir au sein d’une alliance formelle : les nationalistes chauvins de même que ceux qui peuvent encore se réclamer du communisme ou de l’anarchisme s’opposent nécessairement à un ennemi commun. En dehors de cette lutte ils sont néanmoins conduits à s’affronter très souvent dans la rue lors de combats directs durant lesquels le médiateur, né Macron aka « ni de gauche ni de droite » est éliminé.
Ce drame triangulaire commence à indiquer pourquoi la révolte des Gilets Jaunes s’est révélée si chaotique et si difficile à analyser de loin (peut-être de près aussi). De nombreux participants se proclament apolitiques, se situant au milieu du triangle, menant une existence de plus en plus misérable et éprouvant une aversion pour ce que leur proposent les partis. Cependant, on peut se demander, s’il s’agit des prix de l’essence et de l’effondrement du pouvoir d’achat, pourquoi y a-t-il des affrontements entre fascistes et combattants antifascistes ? Chaque camp doit lutter avec les deux autres sommets du triangle dans des guerres de position et des combats de rues. Il s’agit là encore d’un schéma simplificateur. La sagesse exige que je laisse l’inventaire des différentes composantes sociales participant au soulèvement à ceux qui en ont localement une meilleure connaissance.
En plus des acteurs formant un champ complexe, les formes et manifestations prises par le mouvement se sont révélées déroutantes. Le collectif parisien Plateformes d’Enquêtes Militantes écrit : « Un champ de bataille : voilà comment qualifier le mouvement qui hante la France depuis quelques semaines, tant il est traversé par une composition sociale et par des thématiques politiques, à partir de la fiscalité et du pouvoir d’achat, qui brisent nos grilles de lecture classiques ». Il existe cependant des grilles d’analyses qui offrent une prise sur ces événements chaotiques.
Circulation et subsistance
A bien des égards, le mouvement des Gilets Jaunes s’est développé en prenant une forme extrêmement claire. C’est un cas d’école d’émeute. Une lutte de travailleurs, rappelons ce qui est évident, comporte des revendications fondées sur le travail, des travailleurs se battant en tant que travailleurs pour fixer le prix et leurs conditions d’exploitation – une action qui se déploie dans le contexte de la production, la création de biens et de services, la création de valeur. L’émeute classique telle qu’elle survient au Moyen-Age et au début de l’ère moderne en Europe est la forme d’action collective qui :
-permet de fixer le prix des marchandises ;
-rassemble des participants qui n’ont d’autre lien que leur dépossession :
-se déroule sur le terrain de la consommation et bloque la circulation commerciale.
Du XIVe au XVIIIe siècle, il s’agissait couramment d’une mobilisation d’une communauté contre un boulanger ou plus souvent un marchand de grains, exigeant de lui qu’il vende ses marchandises localement et à un prix abordable. Il s’agissait d’une lutte sur le marché à propos du coût de l’auto-reproduction. Il est évident que le mouvement des Gilets Jaunes respecte scrupuleusement ce protocole. Non pas parce qu’il est violent et désordonné et qu’il s’en prend à la propriété de l’État – la mesure bourgeoise de l’émeute – mais parce qu’il commence et se maintient en exigeant qu’un bien de subsistance soit vendu à un prix inférieur pour que la reproduction prolétarienne puisse continuer. C’est un signe que le rapport habituel entre les classes est en crise. Les émeutes du pain sont de retour.
Sauf que ça ne s’est pas déclenché dans n’importe quel domaine. Les émeutes liées aux coûts du transport obligatoire sont un point de fixation de notre présent, depuis le retrait des subventions sur les carburants qui ont provoqué des émeutes nationales en Haïti jusqu’aux protestations répétées au Mexique et ailleurs contre le gasolinazo, en passant par l’insurrection qu’a déchaîné une augmentation des tarifs d’autobus au Brésil. Dès lors que le transport est devenu une question de survie, son coût devient affaire de subsistance et un terreau de révolte. Le processus est implacable. Un participant a appelé les actions sur une route à l’extérieur de Toulouse les « manifestations de ronds-points ». Les manifestants s’y rassemblent pour bloquer la circulation. Ailleurs, ils attaquent les péages, les constructeurs automobiles – toutes les manifestations concrètes de la circulation.

Quoiqu’il en soit, une émeute est une « lutte sur la circulation » dans un sens plus profond qu’une simple focalisation sur le transport. À ce niveau avancé de la croissance industrielle et manufacturière de l’Ouest surdéveloppé, l’émergence de la lutte sur la circulation souligne la faiblesse des mouvements traditionnels des travailleurs et la restructuration de la classe et du capital à des échelles nationales et internationales. Dans un sens formel, la circulation désigne un ensemble de phénomènes : le marché ou plus largement l’arène sociale dans laquelle s’opère le transfert de la propriété et la consommation des biens et des services ; le mouvement réel des produits sur le marché après qu’ils aient été produits en vue de leur consommation, et les activités qui permettent la circulation de ces produits afin de réaliser leur valeur.
La lutte sur la circulation capte la lutte sociale de ceux qui sont exclus de la production alors que la production elle-même ralentit et que le capital, en quête de profit, se lance dans des stratégies de plus en plus axées vers ce que Marx appelait la « sphère bruyante de la circulation ». Les individus rassemblés dans ce récit journalistique sont révélateurs. Cela commence, comme il se doit, non pas sur un lieu de travail, mais sur un marché, une ville loin de Paris avec son propre rond-point et son propre contingent de gilets jaunes. On y retrouve un monteur de lignes électrique au chômage, une infirmière de nuit, un poseur de moquette indépendant, un transporteur de ciment. Cela forme un certain tableau : les vestiges de la construction, le secteur des services en stagnation, les précaires et les plus exclus. Ce n’est pas qu’ils ne travaillent pas – certains oui, d’autres non – mais qu’il est difficile d’imaginer une lutte ouvrière qui pourrait réunir des profils aussi disparates dans une région ou un pays. Cependant, le coût des choses les affectent tous. Il s’agit de la fixation des prix.
La lutte au sein de la lutte
Cependant, nous devons également considérer ce que nous avons omis jusqu’à présent. Inscrire le début de cette histoire dans la France profonde, et situer les racines du mouvement dans les campagnes présumées blanches et opposées à une classe d’élites arrogantes de la métropole dissimule mal à quel point ce mouvement soi-disant sans leader a servi de vitrine à des nationalistes hostiles aux populations immigrées vivant dans les banlieues (une vérité évidente à la lecture de la liste des revendications qui circule). Tout ceci ouvre un boulevard au parti de Le Pen qui peut saisir l’initiative pour les élections de 2022, à supposer que le gouvernement actuel ne s’effondre pas avant : la démission de Macron est maintenant devenu un cri de ralliement, la version française du « le peuple veut la chute du régime ». Nous ne savons que trop bien à quel point il est catastrophique de se satisfaire de ce genre de décapitation spectaculaire, qui se résume au mieux en une démonstration de force, au risque d’aboutir à un remplacement insignifiant, et au pire à l’ouverture d’une brèche pour l’arrivée au pouvoir d’un dictateur en herbe.
La quête de dévoilement du vrai sujet d’une insurrection passe toujours à côté des dissensions qui existent au sein de la foule. Les citadins et les banlieusards sont présents depuis le départ. Par ailleurs, il est faux d’affirmer que les périphéries françaises sont caractérisées par un populisme uniforme sans autre engagement politique que celui contre la baisse du pouvoir d’achat ; c’est simplement ce qui rassemble des acteurs aux préoccupations disparates. Les gens rejoignent le mouvement sans boussole, ou alors avec une intuition hésitante, et les événements fonctionnent comme une sorte d’école pour eux. La signification d’une émeute, d’un mouvement, ou d’un soulèvement n’est jamais réductible à ce qui les provoque. Dès le départ, il y a eu une lutte interne à la lutte, une lutte pour sa direction ; c’est toujours dans cette rencontre que vit la possibilité révolutionnaire.
Bien que nous commençons à connaître les mouvements de rue qui dérivent vers la droite – le Brésil en est un exemple désastreux – les Gilets Jaunes ont semblé inverser cette tendance à certains moments, dans l’étendue de ces soubresauts, surtout dans la mesure où les appels hebdomadaires pour la convergence du samedi ont entraîné une certaine urbanisation du mouvement et ont conduit à lui conférer une base beaucoup plus prolétarienne, notamment en incluant des acteurs tels que le Comité Adama. Le « Comité Vérité et Justice pour Adama », créé en 2016 après la mort d’Adama Traoré durant son interpellation par la gendarmerie, dans une banlieue au nord de Paris (sa mort avait déclenché des émeutes de même nature, toute proportion gardée, que les trois semaines d’émeutes qui, en 2005, avaient encerclé Paris depuis Clichy-sous-Bois, sautant d’une banlieue à l’autre sur le territoire Français et bien au-delà).

L’ « émeute raciale » (« race riot » selon un abus de langage anglo-saxon) ou « émeute de banlieue » déclenchée par la violence étatique contre des communautés racialisées – en Europe il s’agit des communautés issues de l’immigration – apparaît immédiatement comme un équivalent au soulèvement des Gilets Jaunes. Ce sont les deux incarnations de la lutte sur la circulation : d’un côté les émeutes des exclus du salaire, de l’autre les émeutes de ceux dont le salaire ne permet plus d’acheter ce qui est nécessaire – un phénomène combiné de production stagnante et/ou en baisse dans laquelle la discipline salariale ne permet plus de garantir la stabilité politico-économique. Comme des frères jumeaux, ils se rencontrent encore et encore. Nous serions bien avisés de faire un bilan de la situation présente en analysant les relations entre ces deux luttes sur la circulation.
Contre le nationalisme vert
Les deux émeutes, peu importe leur événement déclencheur, ne peuvent s’empêcher de soulever les questions de l’immigration, des frontières, du nationalisme économique, etc. C’est le corollaire de l’essor des luttes de la circulation : à mesure que la production décline et que la recomposition de classe dont ces luttes témoignent se font face et s’enchevêtrent avec de la xénophobie, elles ne manqueront pas d’apporter leur lot de chauvinisme national. Il ne peut pas exister de politique de gauche sérieuse qui ne soit pas dès le départ antiraciste.
Il n’en demeure pas moins apparent que les mouvements doivent de plus en plus s’orienter en fonction de la catastrophe écologique. Une nouveauté du conflit des Gilets Jaunes réside dans le fait que l’État se serve de prétendues préoccupations écologiques afin de transférer à ses sujets les coûts sociaux de la reproduction. Cela semble être une prévision sinistre mais juste ; il est bien trop aisé d’imaginer que l’écologie, dans les pays surdéveloppés, devienne un instrument étatique à des fins d’austérité. En ce sens, c’est une erreur absolue que de considérer la revendication contre l’augmentation du prix de l’essence comme étant anti-écologique. Dans la mesure où l’État fonctionne comme un comité de coordination du capital – et à ce propos, rien n’a changé – il restera impossible de prendre parti pour la survie de la civilisation en laissant l’« écologie » devenir une arme de l’État. Priver l’État de cette arme doit aussi être une tâche primordiale pour la gauche.

Ici, ce que nous voyons c’est la force des Gilets Jaunes eux-mêmes. Ils retournent une prescription de l’État, faite au nom de la sécurité, en un avertissement montrant que l’État est dangereux. Nous n’avons là rien, sinon une allégorie écologique concernant qui sera chargé d’assurer la sécurité et la survie : l’État ou le peuple ? L’inversion spectaculaire met d’autant plus en lumière l’ironie de l’évolution d’un mouvement qui, composé nous dit-on de millions d’automobilistes furieux, s’est tourné vers l’activité hautement française consistant à brûler des voitures, comme pour signaler l’existence d’une complicité avec les émeutes de banlieue. Qu’est-ce qui pourrait être plus sensible que ça sur le plan écologique ?
Il est peut-être pertinent de considérer les événements des Gilets Jaunes comme témoignant d’une émeute climatique précoce, tout comme nous considérons qu’une grande partie de l’immigration contemporaine est due à l’effondrement climatique. Ces deux problématiques – la circulation planétaire des populations et la crise écologique – ne serviront pas seulement d’occasions pour l’État afin de consolider son pouvoir, mais convergeront certainement, au cours de la prochaine décennie, vers une sorte de « nationalisme vert » à travers un discours de préservation des ressources et de prise de dispositions prétendument humanitaires envers les réfugiés climatiques. Face à ça, les luttes pour l’ouverture des frontières et pour le pouvoir communal en matière d’écologie sont tous deux des projets fondamentalement universalistes.
Retour à la politique
Nous venons de fêter le dixième anniversaire du meurtre d’Alexis Grigopoulos’ par la police grecque et des grandes émeutes qui lui ont succédé. Si on cherchait un moyen de faire décoller le cycle actuel des luttes sur la circulation, on pourrait le trouver en ce moment même – et dans le contexte de crise économique globale et de chômage de masse l’accompagnant, conditions particulièrement aiguës en Grèce qui se caractérisent par l’existence d’un conflit social traditionnellement dynamique. On ne peut s’empêcher d’avoir de l’admiration pour le militantisme de ces luttes, et si on avait la chance d’être doté d’un certain recul analytique, on serait frustré du caractère répétitif de ces affrontements avec la police et des attaques contre la maison du Parlement. L’insuffisance de l’émeute naissant de la violence étatique est qu’elle s’y retrouve souvent piégée. Trop souvent elle finit par être pacifiée par des modifications cosmétiques de l’État : démissions de fonctionnaires ; formation d’une commission d’experts ; et ainsi de suite.
Les émeutes visant à fixer les prix tirent leur force du fait qu’elles se confrontent directement à l’économie. C’est également là leur faiblesse, comme le fait apparaître clairement le mouvement des Gilets Jaunes et la façon qu’il a d’offrir un espace où peuvent apparaître toutes sortes de revendications indésirables, faisant défaut d’un antiracisme explicite et d’un abolitionnisme implicite propre aux émeutes de banlieue. Il est trop enclin aux aspirations revanchardes de l’alliance de classe issue des trente glorieuses et l’image biaisée qu’elles charrient si on tient compte de qui était concerné par cette période mythifiée ; lorsque les manifestants vêtus de gilets jaunes s’affirment en entonnant « La Marseillaise », c’est bien de cette France là qu’ils parlent, non de celle de 1792.

Mais s’il y a bien une chose que nous dit l’avènement des luttes sur la circulation c’est qu’un tel moment ne reviendra pas, ni pour les gauchistes ni pour les nationalistes. Pour le moment il vaut mieux être attentif à la façon dont les revendications économiques initiales exprimées par le mouvement débordent de leur cadre et évoluent vers une crise politique. « L’Économie », dans son abstraction contemporaine, se trouve en vérité incarnée par l’État. On pourrait piller les Champs-Élysées de long en large– ce grand acte de fixation des prix au prix zéro – mais tous comprennent que la véritable résidence de Macron est le Palais d’Hiver de l’argent. Le peuple ne souhaite cependant pas bavarder avec lui, ce qui est également une force fondamentale du mouvement. Malgré toutes les spéculations sur la signification des symboles et affiches des manifestants, les revendications initiales des Gilets Jaunes ont été satisfaites, non pas grâce à un élan communicatif mais grâce à l’intensité de leurs actions directes, des blocages de ronds-points au siège de l’Arc de Triomphe, ce rond-point au cœur de nos affaires.
Cela marque à coup sûr le caractère particulier de cette séquence, comme cela a bien été remarqué : « les luttes qui auraient pu être modérées via des concessions minimales faites aux revendications du mouvement (stratégie de l’État durant les périodes de prospérité) doivent maintenant recourir à la force insurrectionnelle ». Cela souligne la fragilité de la CGT, jadis le tout-puissant syndicat Français, qui demeure relativement important à l’échelle nationale mais qui est à la fois réticent et incapable de répondre aux urgences que les luttes actuelles requièrent ; son entrée tardive dans le mouvement des Gilets Jaunes semble symptomatique de son agonie.
Tout cela est peut-être effectivement terminé. Ils ont atteint leur but initial et l’élan pourrait s’essouffler. Le passage au politique a déjà fourni un combat d’une intensité que personne n’imaginait. Il s’agit de redécouvrir l’unité du politique et de l’économique, cette vérité fondamentale de l’existence sociale que le fétiche bourgeois tente de dissimuler. Désormais, les énergies encore mobilisées vont être sujettes à la captation par les partis électoraux ; il y a de bonnes raisons de craindre ce déclin et cette issue. Les leçons à tirer pour toute gauche digne de ce nom apparaissent clairement et permettent d’établir un agenda approprié dans un futur immédiat.
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