Deuxième épisode de la série consacrée à la critique de l’économie politique chez Marx. L’épisode 1 était consacré aux bases de la théorie marxienne de la valeur, ici nous aborderons l’analyse du procès de production immédiat. Nous commencerons par décrire les deux facettes du procès de production : celui-ci est simultanément producteur de valeur (et de survaleur) et producteur de valeurs d’usages. Nous étudierons ensuite les deux types de survaleur analysés par Marx : la survaleur absolue et la survaleur relative. Avant de commencer, il convient de faire une petite précision concernant le terme « survaleur » : depuis la toute première traduction du Capital en français c’est le terme « plus-value » qui a été utilisé. Or les traductions les plus récentes (celles sur lesquelles nous nous basons) ont choisi le terme « survaleur ». Les débats sur la traduction de « Mehrwert » n’intéresseront que les obsessionnels de la marxologie ; pour les autres, il faut juste avoir en tête que survaleur et plus-value sont deux termes qui renvoient à un seul et même concept chez Marx.
Le procès de production immédiat
Le procès de travail et procès de valorisation
Ce n’est qu’à partir de la section II du livre I et le chapitre intitulé « Transformation de l’argent en capital » que le concept de capital est analysé. Après avoir étudié la forme que prennent les produits du travail, Marx est amené à étudier les rapports d’exploitation propres aux formations sociales capitalistes. Si Marx définit l’exploitation en général comme une contrainte au surtravail, autrement dit comme une contrainte exercée sur les travailleurs à produire une quantité de richesse supérieure à celle nécessaire à leur reproduction, il est nécessaire de préciser que la forme prise par ce surtravail varie selon les formations sociales. Ainsi, c’est sous la forme de Survaleur qu’apparaît le surtravail dans le mode de production capitaliste. Pour l’auteur du Capital, la survaleur, ou la richesse qui tombe entre les mains des capitalistes, ne peut provenir de la simple sphère des échanges de marchandises, elle ne peut pas non plus provenir d’une prétendue « productivité des machines » : la source unique de la survaleur ne peut être que le travail humain. Cette survaleur constitue une fraction de la valeur des marchandises produites. À ce stade, Marx mobilise à nouveau les catégories de travail abstrait et travail concret. Si le travail abstrait, autrement dit le travail compris comme une simple dépense d’énergie humaine, est ce qui constitue la valeur des marchandises, le travail concret quant à lui, en tant qu’il use les moyens de production pour produire les valeurs d’usage, permet le transfert de la valeur contenue dans les moyens de production aux marchandises produites. La valeur contenue dans chaque marchandise peut donc se découper en trois parties :
- Capital constant : la valeur des moyens de production transférée aux marchandises.
- Capital variable : la valeur produite par le travailleur correspondant au salaire qu’il gagne.
- Survaleur : la valeur produite par le travailleur et qui revient au capitaliste.
Prenons un exemple1 :
Un capitaliste spécialisé dans la fabrication de vêtements, investit un capital C de 1000 euros dans son entreprise. Ces 1000 euros servent alors à payer d’une part les moyens de production (machines à coudre, tissus, fils, etc.) et d’autre part les salaires. Nous avons donc :
c = 800 euros
v = 200 euros
C = c + v = 1000 euros
où c = capital constant ; v = capital variable ; C = capital total avancé par le capitaliste.
À la fin du processus de travail, la valeur contenue dans l’ensemble des vêtements produits est de 1200 euros. Le capitaliste a donc obtenu une survaleur de 200 euros. Nous pouvons alors découper la valeur des 1200 euros de vêtements en suivant l’équation C’ = c + v + s, où C’ est le capital obtenu à la fin du procès de production et s la survaleur produite par la force de travail engagée dans le procès de production.
Nous avons donc :
C’ = 800 + 200 + 200 = 1200 euros
s = C’ – C = 200 euros.
Suivant la distinction entre travail concret et travail abstrait, nous pouvons dire du travail de l’ouvrier les deux choses suivantes :
- en tant qu’il est abstrait, il a produit une valeur de 400 euros (puisque v + s = 200 + 200).
- en tant qu’il est concret, il a transféré aux vêtements les 800 euros de capital constant contenus dans les moyens de production. Ce transfert est réalisé au travers de l’utilisation des machines et la transformation des matières premières.
L’exemple que nous venons de prendre va maintenant nous permettre de comprendre l’idée de taux de survaleur que Marx développe à l’issue de son analyse du processus de travail et du processus de valorisation. Il faut comprendre le taux de survaleur comme un taux d’exploitation ; en effet, ce taux fournit un indicateur du degré d’exploitation de la force de travail dans la mesure où il consiste à rapporter la survaleur produite à la valeur de la force de travail. Il s’agit donc d’une division de la survaleur par le capital variable: t = s / v. Si l’on reprend les valeurs données dans l’exemple précédent, nous avons donc le résultat suivant : t = 200/200 = 1. On peut donc dire que le taux de survaleur de la force de travail est ici de 100 %. On le voit, l’intérêt du taux de survaleur est de montrer le degré d’exploitation de la force de travail dans une région donnée, à une époque donnée. Ainsi, dans la mesure où l’intensité de l’exploitation de la force de travail varie suivant les pays, le taux d’exploitation constitue un outil analytique important pour comprendre les mouvements des capitaux entre les différentes régions du globe.2
Les deux modalités d’extraction de la survaleur
Après avoir analysé le procès de travail et le procès de valorisation, Marx s’engage dans l’étude des différentes modalités d’extraction de la survaleur, il en relève deux : l’extraction de survaleur sur un mode absolu, et l’extraction de survaleur sur un mode relatif. L’étude des deux formes prises par la survaleur (survaleur absolue et survaleur relative) nous amène à expliquer les deux concepts permettant d’analyser le découpage temporel de la journée de travail : le concept de travail nécessaire et celui de surtravail.
Nous l’avons vu, la valeur produite par la force de travail prend deux formes, d’un côté la forme de capital variable, de l’autre la forme de survaleur. Rappelons que le capital variable correspond à la valeur avancée par le capitaliste pour l’achat de la force de travail. En achetant la force de travail d’un individu, le capitaliste est ensuite libre de l’utiliser comme bon lui semble. Il peut alors faire produire à cette force de travail une valeur supérieure à celle qu’il a avancée pour la mettre à son service. C’est alors de cet écart entre la valeur avancée par le capitaliste dans le salaire et la valeur produite par le travailleur que provient la survaleur. On peut donc dire que la journée de travail se découpe en deux moments : dans le premier moment, le travailleur produit une valeur qui correspond à celle du capital variable, autrement dit du salaire ; dans le second moment, le travailleur produit une valeur supplémentaire, la survaleur. Dans le premier moment, le travail produit la valeur nécessaire à la reproduction de sa force de travail ; il s’agit donc d’un travail nécessaire. Dans le second moment, le travailleur produit une valeur supplémentaire qui ne lui revient pas. Il s’agit d’un surtravail, autrement dit d’un travail qui excède le travail nécessaire à sa subsistance.
La journée de travail se découpe donc en deux moments : le moment du travail nécessaire et le moment du surtravail. Ce découpage de la journée permet alors à Marx de montrer les deux manières pour les capitalistes d’augmenter le degré d’exploitation de la force de travail.
Survaleur absolue
La première manière d’augmenter le degré d’exploitation consiste à allonger la journée de travail. Par ce moyen, le capitaliste peut augmenter la quantité de survaleur produite sans modifier la valeur de la force de travail.
Reprenons l’exemple de l’entreprise de fabrication de vêtements donnée plus haut. Mettons que dans cette entreprise, la journée de travail soit de 8 h. Si l’on reprend les valeurs que nous avons données, nous devons alors dire que sur ces 8h de travail, les 4 premières heures sont consacrées à la production du capital variable, et les 4 dernières à la production de la survaleur. Le temps de travail nécessaire est de 4h, et le temps de surtravail est également de 4h.

Imaginons maintenant que le capitaliste souhaite augmenter la production de survaleur sans toucher au salaire de ses employés. Dans ce cas, il n’a qu’une seule solution : allonger la journée de travail.
Si donc il décide de passer d’une journée de 8 heures à une journée de 10 heures, la quantité absolue de survaleur augmentera, ce qui fera augmenter dans les mêmes proportions le taux d’exploitation.
On passera donc à cette configuration :

Si donc en 4h, la valeur produite est de 200 euros, alors en 6h, elle s’élève à 300 euros. L’augmentation de deux heures de la journée de travail fait donc augmenter la survaleur de 100 euros. Cette manière d’augmenter la survaleur, Marx la décrit comme une augmentation sur un mode absolu. L’augmentation de la quantité absolue de survaleur a alors pour conséquence une augmentation du taux d’exploitation : dans la première configuration, le taux d’exploitation était de 200/200= 1, il s’élève désormais à 300/200 = 1,5.

La pratique de l' »overtime » dans les usines automobiles constitue un bel exemple d’extraction de survaleur absolue, comme l’affirme un article de libération du 13 janvier 2017 :
« Overtime, en français : débordement. Le concept est assez simple, il s’agit de prolonger la journée de travail au-delà de son heure de fin. De cette façon, l’entreprise adapte le temps de travail aux fluctuations du marché, et limite ses stocks au minimum. Un mot nouveau pour une vieille idée, celle de gérer le travail à flux tendu. »
Il s’agit on le voit d’augmenter la durée de la journée de travail tout en augmentant le moins possible les salaires. Un ouvrier qui travaille dix heures de suite coûte en effet moins cher au patron que deux ouvriers travaillant 5 heures chacun.
Un autre exemple d’augmentation de la survaleur absolue dans une autre branche de production, le « Crunch » (encore un anglicisme) dans l’industrie du jeu-vidéo : cette pratique consiste à imposer aux travailleuses et travailleurs du jeu-vidéo des heures de travail supplémentaires pour boucler un projet à la date fixée. Ces heures supplémentaires, très souvent non payées, amènent les salariés d’une entreprise de production de jeux-vidéos (programmeurs, graphistes, etc.) à travailler jusqu’à 13 heures par jour 7 jours par semaine. A ce sujet il faut regarder La fabrique du jeu-vidéo film réalisé par Game spectrum.
En conclusion, lorsque l’on parle de survaleur absolue, c’est pour décrire l’augmentation du taux d’exploitation réalisée grâce à l’augmentation de la journée de travail. Mais l’augmentation du taux d’exploitation peut se faire par une autre méthode. Les capitalistes peuvent en effet augmenter le degré d’exploitation de la force de travail sans toucher à la durée de la journée de travail. Voyons cela de plus prêt.
Survaleur relative
Description générale
Nous l’avons vu, la journée de travail se découpe en deux moments : d’une part celui du travail nécessaire (temps consacré à la production de la valeur correspondant au capital variable) et de l’autre celui du surtravail (temps consacré à la production de la survaleur). Si l’on tient compte de cette partition, nous pouvons d’ores et déjà remarquer qu’outre la possibilité d’allonger la journée de travail, et donc d’obtenir une survaleur absolue, le capitaliste peut diminuer le temps de travail nécessaire, convertissant ainsi une partie du temps de travail nécessaire en temps de surtravail.
Un capitaliste mettant des travailleurs à son service pour une journée de 8 h parvient à diviser par deux la valeur de la force de travail, on passe alors de cette configuration :

à celle-ci :

Le capitaliste est donc ici parvenu à augmenter la survaleur de 100, et par la même occasion, à passer d’un taux d’exploitation de 200/200 = 1, à un taux de 300/100 = 3 3. Cette façon d’obtenir plus de survaleur en diminuant le temps de travail nécessaire, Marx l’appelle augmentation de la survaleur sur un mode relatif. Lorsque l’on parle de survaleur relative, c’est donc pour désigner cette augmentation de la survaleur obtenue grâce à la diminution du temps de travail nécessaire à la reproduction de la force de travail, temps de travail représenté par le capital variable.
Un problème reste à soulever : comment une telle augmentation de la survaleur par diminution de la valeur du capital variable est-elle possible ? En effet, on pourrait à première vue considérer que cette diminution du capital variable, c’est à dire du salaire, ne peut avoir pour effet que d’augmenter la misère des prolétaires. En ce sens, cette diminution ne pourrait avoir d’autres conséquences que d’inciter le prolétariat à s’engager dans des émeutes et des pillages afin d’obtenir les biens nécessaires à son existence. Si de telles émeutes se produisent bel et bien, elles ne remettent pas pour autant en cause la possibilité pour le capitaliste d’extraire de la survaleur relative. Pourquoi ?
Explication du phénomène
Dans la première partie de cette série, nous avons vu que la valeur d’une marchandise était déterminée par le temps de travail socialement nécessaire à sa production. Dès lors, l’augmentation de la productivité, liée à l’introduction de nouvelles machines et de nouvelles méthodes de production, a pour effet de diminuer ce temps, et donc, par la même occasion, la valeur unitaire des marchandises produites. Si donc la valeur de la force de travail correspond à la valeur des biens de consommation nécessaires à sa reproduction, on remarque d’emblée que l’augmentation de la productivité, dans la mesure où elle diminue le temps de travail socialement nécessaire à la production de ces biens de consommation, peut faire diminuer dans les mêmes proportions la valeur de la force de travail sans que cela n’affecte les conditions de vie des prolétaires. Prenons un exemple.
Sur les 1200 euros de salaire mensuel d’un prolétaire donné, admettons que la première moitié passe dans le loyer et que la seconde passe dans l’achat des biens de consommation courants. Considérons alors que les 600 euros de biens de consommation courants se répartissent de la façon suivante :
- 300 euros de nourriture
- 200 euros de vêtements
- 100 euros de produits divers
Admettons maintenant que l’industrie du textile a généralisé l’usage d’une nouvelle machinerie permettant d’augmenter par deux la production de vêtements. Cette augmentation a alors pour effet de diviser par deux le temps de travail socialement nécessaire à la production de chaque vêtement. Dès lors, s’il fallait 2 heures pour produire une chemise, il n’en faut désormais plus qu’une. Cette modification a alors pour effet de diviser par deux la valeur de la chemise.
Avec cette augmentation de la productivité, les 200 euros de ce prolétaire peuvent désormais payer deux fois plus de vêtements qu’auparavant. Du moins, il en serait ainsi si dans le même temps, le capitaliste qui l’embauchait ne s’était pas saisi de cette occasion pour diminuer son salaire, de telle sorte que la diminution de la valeur des chemises n’ait aucun effet sur son pouvoir d’achat. Suite à l’augmentation de la productivité dans le secteur du textile, le salaire mensuel de ce prolétaire passe donc de 1200 euros à 1100 euros sans que cela ne remette en cause la reproduction de sa force de travail. Les 100 euros de différence, que le prolétaire continue de produire, constituent désormais une survaleur relative.4
On le voit, l’augmentation de la survaleur sur un mode relatif n’est possible que grâce à l’augmentation de la productivité et donc grâce au développement du machinisme. La survaleur relative est en effet obtenue en diminuant le temps de travail socialement nécessaire à la production des marchandises qui entrent dans le panier de biens permettant la reproduction de la force de travail (dans notre exemple : les vêtements, la nourriture, etc.). L’extraction de survaleur relative n’est donc possible qu’à partir d’un certain niveau de développement du capital. Elle correspond à un moment où le capital s’empare du procès de production en s’incarnant dans des machines de plus en plus complexes. Pour décrire ce phénomène, Marx parle dans certains textes d’une subsomption réelle du travail sous le capital5.

L’introduction de l’informatique dans la plupart des branches de la production constitue un exemple majeur de développement du machinisme ayant entraîné une augmentation de la survaleur relative. En augmentant l’automatisation, en facilitant la gestion de quantités toujours plus grandes de marchandises et en facilitant la communication, cette introduction a permis une diminution importante du temps de travail socialement nécessaire à la production d’une très grande quantité de marchandises, ce qui a rendu possible une diminution du temps de travail nécessaire à la reproduction de la force de travail.
Épisode 3
1Précisons que l’exemple que nous prenons et les valeurs que nous indiquons ne correspondent à aucune réalité concrète et ne servent qu’à fournir des éléments de compréhension du découpage de la valeur contenue dans les marchandises.
2 Mouvements que cherchait déjà à expliquer l’article « Mondialisation et prolétariat » : https://agitationautonome.com/2018/06/21/la-mondialisation-et-le-proletariat-partie-1-restructuration-du-capitalisme/
3Rappelons que les chiffres ne sont donnés ici qu’à titre indicatif. Dans la réalité, une multiplication par trois du taux de survaleur semble difficilement réalisable sur le court terme.
4Dans cet exemple, nous n’avons expliqué la diminution de la valeur de la force de travail qu’à partir de la diminution de la valeur d’une seule marchandise rentrant dans les biens nécessaires à sa reproduction. Dans la réalité, la diminution de la valeur du capital variable et l’augmentation de survaleur relative qui en découle est toujours liée à un développement du machinisme dans une pluralité de branches de la production.
5C’est en particulier dans le Chapitre « inédit » du capital, que Marx développe les concepts de subsomption formelle et de subsomption réelle.
2 commentaires