Nouvelles d’Iran – Katya Lachowicz

En Iran, les manifestations de 2018, auxquelles la gauche internationale réagit avec méfiance, mirent en évidence la dépendance démesurée de cette dernière vis-à-vis de la politique des partis traditionnels. Elles démontrèrent aussi sa négligence et son déni de la différence et des contradictions dans les processus de production des espaces et des subjectivités politiques, émanant d’une répression bien plus féroce et de difficultés économiques qui dépassent celles connues en Occident1.

Contrairement aux manifestations plus anciennes du “mouvement vert”2, qui s’étaient démarquées par leur caractère photogénique et tape-à-l’oeil, celles de 2018 n’attiraient pas particulièrement le regard et ne présentaient pas de programme vigoureux ou aguicheur. De plus, la confusion générale obstruait une compréhension précise de qui constituait le « peuple », et de la manière dont celui-ci était parvenu à mettre à mal le régime actuel durant un laps de temps important, malgré l’absence de leaders clairement désignés.

Le 27 décembre 2017, lorsque les habitant.es de la ville conservatrice de Mechhed descendirent dans la rue afin de crier des slogans contre le président Hassan Rouhani, certains attribuèrent initialement les manifestations à un complot organisé par son rival, l’intégriste religieux Ebrahim Raïssi (qui a perdu aux élections présidentielles de 2017 face à Hassan Rouhani).

Mais alors que les protestations se répandirent comme une traînée de poudre à travers le pays et se retournèrent contre l’ayatollah Khamenei,3 le manque de loyauté du peuple envers le régime islamique fut soudainement pointé du doigt. Les jeunes incendièrent les universités théologiques, les banques et les bases des Gardiens de la Révolution. Femmes comme hommes déchirèrent des photos de hauts responsables religieux dans les rues, surtout aux alentours du 11 février, date anniversaire de la révolution islamique de 1979. Les slogans scandés dénonçaient l’écart de niveau de vie entre le peuple et ses dirigeants : “les gens sont pauvres, pendant que les mollahs vivent comme des dieux.” Le 4 décembre 2018, une femme vêtue d’un tchador noir fut filmée se tournant vers les manifestant.es et encourageant la jeunesse à descendre dans la rue : “Vous nous avez critiqué.es pour la révolution [de 1979] ; maintenant, nous [la génération plus âgée] sommes encore une fois dans la rue. Levez vos poings avec nous ! En tant que femme, debout devant vous, je vous protégerai !” 4 .

La montée du chômage et la forte inflation ont fait descendre dans la rue des hommes et des femmes accablé.es, toutes générations confondues, qui se sont organisé.es à travers les réseaux sociaux et ont combattu courageusement l’appareil étatique, qui leur répondait par des coups de matraques, des canons à eau, du gaz lacrymogène et, parfois, des balles.

L’usage des applications de communication comme Telegram a diminué de moitié ces dernières semaines. Certains ont rapporté que l’IRGC (qui avait déjà mené des cyber-attaques par le passé contre des militants et des journalistes) avaient envoyé des virus et des malwares à d’autres.

Le 3 janvier 2018, le gouvernement a mis en scène une contre-manifestation, laquelle fut filmée pour être rediffusée à la télévision, tandis que des chaînes internationales d’actualité déclaraient les véritables manifestations de rue comme étant insignifiantes. C’est ainsi qu’elle perdirent la couverture médiatique internationale, ce qui ne les empêcha pas de perdurer avec résilience jusqu’au printemps 2018. En effet, la nuit des rassemblements pro-gouvernement, des dizaines de milliers de manifestant.e.s sont descendu.es dans la rue à Téhéran, Ilam, Karadj, au Khouzistan, Lorestan, Kermanchah, Mazandéran, Ispahan, Chiraz, Fars et Khorassan-e Razavi, parmi d’autres villes et provinces, scandant “A bas le dictateur (mort au dictateur) !” et “Travail, Pain, Liberté !”.

A Gohardasht (quartier au Nord de Karaj, situé à 20 kms de Téhéran), les manifestant.es ont affronté la milice Bassidj5 et incendié leurs motos. Au même moment, dans la ville d’Ahwaz, un camion policier fonçait violemment sur la foule qui se rassemblait. Avant la fin de la semaine, beaucoup de militant.es ont été arrêté.es, blessé.es, kidnappé.es et torturé.es. Au moins 47 sont mort.es, et les forces pro-étatiques, telles que les Gardiens de la Révolution ont été jusqu’à re-mobiliser des gardiens à la retraite pour accroitre leur effectifs et afin d’intensifier les répressions. Avant la fin de la deuxième semaine, le nombre de détenu.es était estimé à entre 3,700 et 8,000. Les prisons étaient largement surpeuplées et d’anciennes structures carcérales furent rouvertes malgré leurs conditions déplorables. Les funérailles et les prisons devinrent les lieux des manifestations en journée.

Par la suite, les rassemblements pro-gouvernement eurent lieu chaque fin de semaine, et beaucoup prirent plaisir à ridiculiser leur taille en postant des vidéos d’enfants morts de rire, qui, tenant des drapeaux miniatures du régime iranien répondaient au slogan “Vive la milice Bassidj !” par “Mort à la milice Bassidj !” (Vidéo du 7 janvier 2018). D’autres partageaient les photos de la maigre portion de nourriture à laquelle ils avaient droit, des vidéos du harcèlement policier envers les vendeurs de rue, ou des sans-abris fouillant dans les poubelles.

Même si, par moments, le mouvement protestataire s’est transformé et a adopté un caractère différent en fonction des griefs de chaque territoire géographique, il a maintenu une base clairement prolétaire. Il n’a pas fallu longtemps pour que les manifestations débouchent sur un réseau de grèves ouvrières, y compris celles de la Compagnie des Autobus de Téhéran très connue, de la sucrerie de Haft Tappeh, des ouvriers de l’acier de la ville d’Ahwaz et des ouvriers en pétrochimie à Assalouyeh, qui avaient derrière eux une longue histoire de participation aux luttes révolutionnaires depuis 1979 6 . Même les maçons et travailleurs municipaux dans plusieurs petites villes loin de l’épicentre du mouvement ouvrier ont rejoint les grèves générales.

Au premier janvier 2018, cinq organisations ouvrières avaient déjà publié une liste co-signée de leurs revendications caractérisées par leur radicalité :

  • Cesser la répression et la domination sur le peuple, et fermer toutes les prisons
  • Libérer tous les prisonniers et prisonnières politiques et amener devant la justice les responsables de leur détention
  • Les banques doivent rendre l’argent aux travailleurs, à qui il devrait appartenir en toute légitimité
  • Augmenter les salaires en proportion avec l’inflation et réduire les inégalités salariales
  • Accorder la liberté de réunion aux syndicats, partis, organisations et à la presse
  • Appliquer immédiatement l’ensemble des revendications populaires

Le 7 janvier 2018, les grèves et les manifestations de rue se déroulaient simultanément. Les ouvriers sont devenus une telle menace pour le régime que le 15 janvier, suite au virulent discours d’Esmail Bakchi (un représentant des travailleurs), concernant la reprise en main de la sucrerie de Haft Tappeh, ce dernier a été attaqué par des hommes masqués avec des machettes qui l’ont blessé au bras.

Le lendemain, c’était au tour des les grévistes de South Pars Oil d’être attaqués par des agents en civil. Ainsi, la répression s’est intensifiée ; les ouvriers étaient menacés, interrogés, torturés et forcés d’enregistrer des dénonciations de leurs collègues. Mais rien de tout cela n’est nouveau. Mansour Osanloo, le membre fondateur du Syndicate of Workers of Tehran and Suburbs Bus Company (Syndicat des Travailleurs de la Compagnie d’Autobus de Téhéran et des Banlieues), avait eu sa langue coupée en 2005 lorsque les membres du Conseil Islamique des Travailleurs contrôlé par le gouvernement s’en sont pris à un congrès fondateur de syndicats indépendants (toujours illégaux en Iran). L’Iran a une longue histoire de mouvements ouvriers et une tradition marxiste qui a depuis toujours été une épine dans le pied du régime.

Au-delà des lieux de travail, la protestation se poursuivait sous d’autres formes : les familles de prisonnier.es organisaient des sit-in devant les prisons, notamment devant celle d’Evin, où elles déposaient leurs matelas contre le mur, mangeaient et chantaient ensemble. Les interprétations du chant révolutionnaire Yar-e Dabestanive Man (Mon Camarade de classe) 7 faisaient monter les larmes aux yeux de nombreux activistes exilé.es, qui observaient de loin les événements dont ils attendaient avec impatience de voir l’évolution. Les étudiant.es se rassemblaient à nouveau dans les universités, et des activistes à Téhéran répandaient nombre de slogans : « Grève Générale », « Pain, Logement et Liberté », « Vous attaquez, on contre-attaque ! », « Liberté des femmes = Liberté de toute la société », « Mort au Dictateur », « Nous n’avons rien à perdre que nos chaînes ! ».

Vers la fin de janvier (2018), la protestation prit un autre tournant quand Vida Movahed, ayant retiré son hijab sur un boîtier télécom de la Rue de la Révolution fin décembre 2017, n’avait toujours pas été retrouvée. Elle avait été arrêtée et était enfermée dans un lieu inconnu depuis des semaines. D’autres femmes, parfois bien plus âgées, ont commencé à rejoindre la protestation, filmant les actions dans les différents espaces publics pour les publier sur Internet. Des hommes qu’on surnomma « Les Garçons de la Rue de la Révolution » [Boys of Revolution Street] ont aussi manifesté leur solidarité. Interrogé, l’un d’eux qui se tenait debout sur la même cabine téléphonique que Vida Movahed [plus tôt], annonça : « Mon nom est ton nom, et le tien, et le tien, et le tien ! » Sur le portail d’informations Tavaana une image célèbre montre les femmes debout sur des cabines téléphoniques prenant la relève de leurs camarades emprisonnées.8 La nuit, les manifestant.es lançaient des slogans de solidarité tout aussi puissants : « Ne soyez pas effrayés, nous sommes tous ensemble ! » et « Ils ne peuvent pas tous nous tuer ! ».

En mars, lorsque certaines des « Filles de la Rue de la Révolution » ont été libérées sous caution, elles ont été accusées par les autorités d’« incitation à la corruption et à la prostitution » après avoir été maintenues dans des cellules isolées et victimes de violences physiques. Et pourtant, sans crainte, à l’occasion de la [Journée des Droits et Luttes des Femmes] (8 mars), plus de femmes rejoignirent le mouvement dans les parcs, les rues et le métro, faisant face à toujours plus d’arrestations.

Ce qui était intéressant dans ce mouvement en comparaison avec les précédents engagements politiques, fut son incapacité à être réprimé ou homogénéisé sous la bannière d’une seule organisation. Si les Moudjahidines, les Royalistes aussi bien que le  « Mercredi Blanc » de Masih Alinejad9 tentèrent de tirer profit de la mobilisation, diffusèrent des vidéos avec leurs propres logos, créèrent des affiches et des campagnes sur internet, ils furent clairement tous largement ignorés. Les hijabs n’étaient en général ni blancs ni enlevés le mercredi, et les manifestants n’apparaissaient pas dans la rue en réponse aux appels des partis politiques cherchant à prouver leur prétendue popularité. L’ampleur des actions était aussi importante qu’imprévisible. Il s’agissait alors de créer la politique dans les rues, au moment présent, et de développer à tous les niveaux des réseaux de solidarité dans le mouvement. Quand la contestation dans la capitale a commencé à décliner, d’autres villes ont été mises en lumière : des grèves de fermiers, le sort des Kolbars 10 , les problèmes écologiques d’Urmia , les inondations, les griefs ethniques au Khoramshahr ou Balochistan.

Le 1er mai, nous avons vu les contestations centrées sur le hijab jadis localisées dans la capitale se lier avec le mouvement ouvrier, avec des actions et manifestations se déroulant dans de nombreuses villes à l’occasion de la Journée Internationale des Droits des Travailleurs. Plus tard dans le mois, une grève de 10 jours des conducteurs de poids lourds a causé avec succès des pénuries de gaz dans 240 villes. Les grèves se sont étendues sur plusieurs jours avant de décliner, puis de recommencer, mais leur influence sur le pays est toutefois demeurée constante : en 2018, il y avait une moyenne de 5 manifestations ou grèves par jour. Cette année (2019), plus de 1000 personnes ont participé à une manifestation illégale pour le 1er mai à Téhéran, et même les programmes télévisés tels que Manoto, Iran International et BBC Persian ont consacré du temps d’audience aux problèmes des travailleurs et à la questions des conseils ouvriers. En novembre 2018, lorsque Esmail Bakshi annonçait la création de leur conseil ouvrier et que 23 travailleurs ont été arrêtés en réponse, la réaction aux interpellations était d’une ampleure inédite. Plus de 200 militants ouvriers d’Iran ont publié un message de solidarité en leurs propres noms. Les étudiant.es de Pardis et de l’Université Alameh Tabatabai de Téhéran, et plus tard dans d’autres villes telle que Shiraz, brandissaient des drapeaux rouges en manifestation, scandant « les étudiants sont éveillés et sont avec les travailleurs ! » Les métallurgistes d’Ahwaz répondirent avec des expressions de solidarité similaires : « l’exploitation et l’esclavage sont le drapeau du système capitaliste », « Liberté pour tous les prisonniers d’Haft Tappeh », « étudiants, merci pour votre soutien ! », « Etudiants, Travailleurs, unissez-vous ! ».

Bien que les manifestations et les grèves soient maintenant étouffées, en particulier par les récentes menaces de guerre des États-Unis qui ont énormément joué en faveur du gouvernement, le climat parmi les activistes est à la résistance et à la détermination : les jours de la République islamique d’Iran sont comptés.

La liste ci-dessous identifie les militant.es des droits des travailleurs qui sont actuellement menacé.es directement. Toute expression de solidarité avec elles et eux est la bienvenue.

  • Porte-parole du conseil des travailleurs de l’usine de sucre de Haft Tappeh, Esmail Bakhchi, Sepideh Gholian, journaliste de Haft Tappeh, le Secrétaire de la direction du syndicat libre des ouvriers iraniens, Jafar Azimzadeh, ainsi que les défenseurs des droits des enseignants, Esmail Abdi, Mahmoud Beheshti Langarudi, Mohammad Habibi, Rouhollah Mardani, et Abdul Reza Qanbari, toujours derrière les barreaux sans aucun jugement officiel.
  • Les éditeurs emprisonnés du journal ouvrier Gam, Sanaz Allahyari et Amirhosain Mohamadifard qui sont en grève de la faim. Tous ont été incarcérés pendant 7 mois avec Amir Amirgholi sans jugement officiel. Sanaz Allahyari s’est constamment vu refuser tout soin médical.
  • Leila Hosainzadeh a été condamnée à 30 mois de prison ferme pour sa participation à la manifestation du 1er mai 2019. Anisha Assadolahi, Atefeh Rangriz, Neda Naji et la journaliste Marzieh Amiri continuent d’être retenues en prison sans aucun jugement officiel.

Mise à jour du 12 août :

  • Les militants de Haft Tappeh et le jounral Gam subissent actuellement de longs procès juridiques. Les avocats de Sepideh Gholian et Esmail Bakhchi ont été menacés de détention pour avoir défendu leurs clients.
  • Amirhosain Mohammadifard fait la grève de la faim ‘sèche’ (sans nourriture ni liquides) comme il considère que son procès est délibérément prolongé par la cour. Sanaz Allahyari a cessé la sienne pour des raisons médicales, mais la cour a refusé de la libérer sous caution. Anisha Assadolahi (activiste du 1er mai) a été libérée sous caution.

1 Cette négligence trahit aussi un déni de la possibilité de faire les choses autrement que selon un modèle occidentalo-centré de partis politiques traditionnels désuets, se concentrant plutôt sur la production de nouveaux espaces politiques, difficilement classifiables dans un schéma de pensée essentialisant les mouvements politiques orientaux.

2 Le soulèvement de 2009 après la victoire du conservateur Mahmoud Ahmadinejad à l’élection présidentielle.

3 Le Guide suprême de la révolution islamique : en accord avec la constitution iranienne, c’est lui et non pas le président qui est considéré comme le chef de l’Etat en Iran

4 Toutes les dates font référence aux vidéos disponibles sur la page Facebook Iranian Protests Live Information https://www.facebook.com/pg/iranianprotestslive

5 Force paramilitaire créée par l’ayatollah Khomeini lors de la guerre entre l’Iran et l’Irak.

6 Voir l’article “Les travailleurs du pétrole pendant la révolution iranienne” (4 décembre 2008)

https://weeklyworker.co.uk/worker/748/oil-workers-in-the-iranian-revolution/

7 Yar-e Dabestaniye Man (Mon camarade de classe): https://www.youtube.com/watch?time_continue=214&v=fvJW8_-zR4E

8 Disponible sur la page Iranian Protests Live Information à partir du 29 janvier 2018.

9 Un mouvement qui encourageait hommes comme femmes à porter un voile ou ruban blanc pour manifester leur opposition à la police des moeurs iranienne.

10 231 Kolbars kurdes (des ouvriers porteurs au Moyen-Orient) ont été tués ou grièvement blessés en 2018, selon l’organisation Hengaw, alors qu’ils transportaient de la contrebande à travers les montagnes. Ils ont aussi été ciblés par les Gardiens de la révolution.

Quelques liens externes sur la situation iranienne :

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