Étant donné la situation exceptionnelle et insurrectionnelle au Chili, nous publions ici la traduction d’une analyse de nos camarades chiliens d’Agitacion Inmanente, parue ce 21 octobre. Le Chili vit en ce moment une période de rupture politique brutale, animée par la volonté de poursuivre ce qui, quelques jours plus tôt, avait débuté en Équateur. Car la crise chilienne, comme la crise équatorienne, ont un socle commun : l’impossibilité pour le prolétariat de reproduire sa force de travail, et par-là d’assurer sa survie. États d’urgence et états d’exception se succèdent, si bien que la situation au Chili nous rappelle le Caracazo vénézuélien de 1989 (immenses émeutes spontanées faisant suite à l’augmentation du prix des transports en commun), ou encore les manifestations de 2013 à São Paulo (revendiquant avec force la gratuité du bus). Aujourd’hui, les luttes du prolétariat mondial prennent moins la forme de luttes revendicatives pour la hausse des salaires que la forme plus radicale de luttes pour la dignité, significatives de la crise de la société salariale, et nous devons d’urgence en rendre compte pour soutenir nos camarades et notre classe outre-Atlantique.
La révolte s’étend malgré la brutalité de la répression étatique : grève générale partout !
Il y a une semaine, lorsque le ticket du métro de Santiago a atteint le prix stratosphérique de 830 pesos 1 , un prolétariat jeune et étudiant incontrôlable – qui a cette vertu de refuser ce monde en pratique, en refusant tout type de dialogue avec le pouvoir – a lancé une offensive appelant à une “fraude massive“ auto-organisée en un grand mouvement de désobéissance. Ce mouvement a pu compter dès le début sur l’énorme sympathie de notre classe, ce moyen de locomotion collectif étant utilisé quotidiennement par au moins 3 000 000 de personnes. L’État a répondu en envoyant des centaines de policiers des forces spéciales pour protéger les stations de métro, provoquant dans celles-ci de violents affrontements qui ont entrainé des centaines de blessés et d’arrestations.
La rupture s’est produite le vendredi 18 octobre : en pleine journée de protestation contre la hausse du prix du ticket, à partir de 15:00 heures, les lignes de métro de Santiago ont été une à une totalement fermées, ce qui a provoqué un effondrement jusqu’à présent inédit du transport urbain métropolitain. Ce jour-là l’étincelle s’est allumée et la classe prolétarienne a démontré sa puissance, lorsque des milliers de personnes se sont jetées dans les rues, débordant les forces répressives et provoquant dans le centre-ville des émeutes auxquelles personne ne s’attendait. L’immeuble de ENEL 2 a été incendié et de nombreuses stations de métro ont connu le même sort. L’État-Capital a montré son vrai visage face à la population en décrétant l’“état d’urgence”, ce qui impliquait que, pour la première fois depuis la fin de la dictature, des militaires soient dans la rue à l’occasion d’un conflit social.
À partir de cette nuit-là, plus rien ne fut comme avant. Le samedi, un appel à manifester à midi sur la Plaza Italia a rapidement débordé en une révolte généralisée prenant une teinte insurrectionnelle et s’étendant à tous les coins de la ville malgré la forte présence militaire dans les rues. Le soulèvement s’est littéralement propagé dans toutes les villes de la région. Ainsi se sont multipliés les “cazerolazos” 3 , les barricades, les attaques de bâtiments officiels, les sabotages d’infrastructures stratégiques pour la circulation du capital (stations de péages et tags sur les autoroutes, 80 stations de métro partiellement détruites et 11 réduites en cendres, des dizaines d’autobus brulés, etc.), 130 succursales bancaires endommagées, 250 distributeurs automatiques détruits, quelques attaques de commissariat et de casernes à Iquique 4 , et ce qui a le plus irrité la classe dominante : la mise à sac de chaines de supermarchés et de grands centres commerciaux.
Face de ce panorama qui pour nous est une fête où le prolétariat s’auto-organise et s’attaque à sa condition d’extrême précarité, a été déployé l’“état d’urgence” dans environ une dizaine de villes qui se sont jointes à la lutte et où a également été instauré un implacable “couvre-feu” contrôlé à la pointe du fusil par la racaille militaire et policière qui compte actuellement 10 500 personnes ayant carte blanche pour tirer et tuer.

Saccages et satisfaction immédiate des besoins humains
La sacrosainte propriété a été remise en question d’une manière radicale par des dizaines de milliers de prolétaires qui se sont approvisionnés en tout ce qu’ils pouvaient dans la majorité des supermarchés et grands magasins. Ces derniers ont été totalement dévalisés et, dans beaucoup de cas, incendiés devant une bourgeoisie terrorisée appelant continuellement, par l’intermédiaire de ses représentants, à l’écrasement sans hésitation de ce qu’ils appellent “un petit groupe de violents et de vandales”. Cependant, la réalité est très différente de ce qu’ils disent, car même s’ils refusent continuellement de l’admettre, il ne s’agit pas d’actions minoritaires, mais d’un phénomène massif qui s’exprime de manière irrépressible.
Nous qui avons été dépouillé.es de tout et qui survivons comme nous pouvons, endetté.es, avec des fins de mois difficiles, nous avons affirmé en pratique que nous n’avons pas de quoi monnayer l’accès à la satisfaction de nos besoins. La reproduction de la survie quotidienne marchandisée [au Chili, l’accès aux transports, à l’éducation et à la santé est privatisé, ndlr], dans ce mode de vie que l’on nous impose, est subordonnée en permanence à l’accumulation de capital pour la bourgeoisie, aux dépens du travail salarié et de la vie de misère que nous devons subir jour après jour. Nous n’avons rien fait d’autre qu’exproprier ce qui nous appartient et nous a volé toute notre vie, et cela ils ne peuvent pas le supporter. En définitive, la révolte généralisée signifie que nous revendiquons notre humanité et refusons d’être des marchandises.

La presse : porte-paroles du capital et défenseurs de la marchandise
La presse a joué un rôle fondamental dans la défense du « sens commun » et pour influencer ce que l’on appelle “l’opinion publique”, c’est-à-dire, la logique dominante du système capitaliste, dans lequel les choses matérielles, la production de marchandises, importent plus que les vies humaines. Cette presse insiste encore et toujours sur la défense de “l’ordre public”, sur “les droits de la personne”, la propriété privée et la “paix sociale”, pour justifier le massacre que sont en train de promouvoir les patrons et les secteurs les plus réactionnaires de la société. Par la déformation/occultation de l’information, la propagation de mensonges et de montages, la criminalisation de la subversion sociale, toute la presse a collaboré avec le terrorisme d’État : pour tout cela ils devront assumer les conséquences. Voici quelques exemples de ce que nous affirmons. La presse a :
– Occulté les chiffres et les cas d’assassinats par les forces répressives et n’a pas donneé d’informations par rapport aux accusations réitérées “d’usage disproportionné de la force, de mauvais traitements d’enfants, de coups au visage et aux cuisses, de tortures, de déshabillages de femmes et d’hommes et d’atteintes sexuelles”, comme le signale l’Institut National des Droits Humains (INDH).
– Diffusé qu’il y a eu des pillages de petits marchés de rues 5 dans certaines communes comme La Pintana ou Puente Alto, ce qui est totalement faux. Des habitants de ces quartiers ont dénoncé par les réseaux sociaux et des médias alternatifs l’action de policiers infiltrés qui cherchent à promouvoir des luttes intestines au sein de notre classe.
– Diffusé la peur au sein de la population en mettant l’accent sur le fait que les saccages vont également affecter les habitations de particuliers et les petits commerces, alors qu’il s’agit d’actes totalement isolés et que notre classe doit les rejeter catégoriquement.
– Différencié “citoyens” et “délinquants“, manifestants “pacifiques” et manifestants “violents“, en pariant sur la division et l’isolement des éléments les plus radicaux qui font partie du mouvement et qui cherchent à donner une orientation anticapitaliste au développement de la révolte.
– Gardé un silence complice par rapport aux coupures d’eau qui affectent directement diverses communes du secteur sud de Santiago qui, “comme par hasard”, sont les lieux où s’est développée de la manière la plus frontale la lutte contre l’État/Capital et ses institutions et où l’autorité est ouvertement défiée. Le gouvernement dit qu’il y a 8 mort.e.s, mais nous savons qu’il y en a beaucoup plus. Pendant que le président Sebastian Piñera affirme que “nous sommes en guerre contre un ennemi puissant qui ne respecte rien ni personne”, le méprisable ministre de l’Intérieur Andrés Chadwick, dans une courte déclaration faite à la télévision, a affirmé que 7 personnes sont “décédées” – et non pas assassinées par l’État- sans donner plus de détails. Nous qui avons été présent.e.s dans la lutte et qui nous coordonnons avec des camarades dans différents points du pays, nous savons que les mort.e.s sont beaucoup plus nombreux.
Par les réseaux sociaux et les moyens d’information indépendants ont circulé des vidéos et des photos de personnes assassinées par des flics et des militaires dans divers endroits où il y a des affrontements, mais ces images sont systématiquement supprimées d’internet. Au minimum, sans pouvoir le confirmer absolument du fait d’une campagne délibérée d’occultation et de désinformation de l’État/Capital, nous en comptons 16 : 1 personne à Quinta Normal, 2 à San Bernardo, 5 à Renca et 2 dans la commune de la Pintana suite aux incendies pendant les saccages, une personne assassinée à Lampa lors d’une agression délibérée de la police, 1 personne abattu par les militaires à Colin, 3 dans la ville de La Serena et 1 personne dans la commune de Pedro Aguirre Cerda, tuée par la répression policière. Nous savons que ce décompte partiel peut être alourdi car pendant que nous rédigeons rapidement ce texte [20 octobre, ndlr], de violents affrontements se poursuivent pendant le couvre-feu avec les militaires et les flics de la PDI 6 dans différents points chauds du territoire chilien.

La grève générale de ce lundi 21 et quelques perspectives
Lundi 21 octobre, un conglomérat de divers organisations de masses a appelé à la grève générale, visant à affecter efficacement et de manière directe la productivité, avec l’arrêt complet des transports public, du moins dans la région de Santiago. L’État a fait tout son possible pour que “les gens puissent aller travailler” : rétablissement partiel de la ligne 1 du métro, tentative de renforcement des services d’autobus, appel à la “solidarité” de la population pour s’aider entre voisin.e.s à se rendre à son poste de travail. La seule chose qui intéresse la classe capitaliste c’est que nous produisions pour elle, nous lui servons uniquement à produire et faire circuler ses marchandises et à accroitre son accumulation de capital. Pour cette raison, nous avons lancé un appel à ne pas travailler et à participer activement à la grève, comme l’a fait le Syndicat des Travailleurs.ses du Métro contre la répression policière. De plus, nous croyons pertinent de mettre en avant les perspectives suivantes :
- Ne pas tomber dans la dynamique de nous opposer entre nous pour la nourriture, l’eau et la satisfaction de nos besoin ; c’est le jeu de l’État, diviser pour régner. Pour résoudre nos problèmes nous devons nous organiser de manière collective, il n’y a pas d’autre issue.
- Empêcher que les partis et la social-démocratie s’érigent en « représentants », s’appropriant la lutte et s’asseyant pour dialoguer avec l’État pour éteindre le feu de la révolte, en essayant de canaliser la résolution du conflit vers des réformes cosmétiques et superficielles qui ne visent pas à éradiquer les causes des problèmes qui nous affectent en tant que classe.
- Occuper les centres éducatifs pour en faire des lieus de résistance, de débat, de réunion et d’auto-organisation, de stockage de produits alimentaires et de médicaments et d’espaces pour soigner nos blessé.e.s.
- Organiser des assemblées de base dans les territoires où la lutte se développe pour décider collectivement des orientation de la révolte en cours.
- Exiger la liberté pour les presque 1700 détenu.e.s qui sont poursuivi.e.s pour leur participation à la révolte. En avant pour la grève générale pour tout !
Mise à jour [Agitations] : à l’heure où nous écrivons ces lignes, 18 morts sont officiellement dénombrés, ainsi que pas moins de plus de 6000 arrestations. Le président chilien Sebastian Piñera a tenté de mettre en place plusieurs mesures (augmentation du minimum retraite, gel de l’augmentation du prix de l’électricité, revalorisation du salaire minimum) pour appuyer ses appels au « calme », et a « demandé pardon » aux citoyens chiliens. Malgré le couvre-feu, la répression, et une marche pacifique menée par quelques étudiants et des fonctionnaires, aucun pardon ne lui a été accordé, et on pouvait lire sur un mur le slogan « nous sommes des prolétaires, pas des citoyens ! » [cf illustration ci-dessous]. Des prolétaires qui meurent pas dizaines de milliers, chaque année, de manque de soins publiques. La situation au Chili nous montre bien qu’une forte croissance économique peut s’accompagner très aisément d’une accélération de la paupérisation absolue, c-a-d d’une augmentation des inégalités et d’une prolétarisation généralisée de la société chilienne.

1. Un peu plus de 1€, suite à une augmentation de 30 pesos ↑
2. Plus gros distributeur d’électricité du Chili ↑
3. Concerts de casseroles : les manifestants tapent sur des casseroles pour exprimer leur mécontentement. ↑
4. Ville située dans le Nord du Chili, à plus de 1400 km de Santiago. (Plus de 1700km par la route) ↑
5. Ferias libres : considérés comme essentiels à la sécurité alimentaire ↑
6. PDI : Policía De Investigación (Service d’Enquête de la Police chilienne) ↑
2 commentaires