Notes sur le nouveau coronavirus – Robert G. Wallace

Nous publions ci-dessous les « notes sur le nouveau coronavirus » du biologiste de l’évolution et phylogéographe marxiste Robert G. Wallace, auteur de “Big Farms Make Big Flu” publié en 2016, déjà abondamment cité par nos camarades de Chuang, dont l’intervention sur la « guerre de classe microbiologique » fournit désormais un nouveau classique de la théorie de la communisation. Daté du 29 janvier, le texte constitue la première analyse de l’auteur dans la conjoncture du COVID-19, précédant donc l’interview du 13 mars (disponible en français sur le site d’ACTA) ainsi que ses nouvelles réponses aux questions du 15 mars. Ainsi, malgré quelques indications statistiques devenues obsolètes depuis, l’analyse de fond de Wallace tire sa force du croisement de plusieurs domaines comme la biologie, l’écologie et la critique de l’économie politique et refuse de manière perspicace dès fin janvier tout campisme politique entre la Chine et le monde occidental. Critiquant la sinophobie ambiante d’un côté et le productivisme chinois de l’autre, Wallace propose la voie d’un « communisme des êtres vivants ».

Un nouveau coronavirus létal, le 2019-nCoV, apparenté au SRAS et MERS, et originaire, semble-t-il, des marchés d’animaux vivants de Wuhan, en Chine, commence à se propager à toute la surface du globe.

Les autorités chinoises ont fait état de 5974 cas à travers tout le pays, dont 1000 graves [Données du 29 janvier 2020. L’OMS faisait état de 80 981 cas, dont 3173 morts, au 12 mars.]. Les foyers infectieux se trouvant dans la quasi-totalité des provinces, les autorités ont averti que le 2019-nCoV semble se diffuser hors de son épicentre.

Cette évaluation semble confortée par une première modélisation.

Le taux de reproduction de base du virus, qui mesure le nombre de nouveaux cas par infection sans limitation des possibles cas d’infection, s’élève à 3,11. Ce qui signifie que, face à une telle dynamique, une campagne de contrôle doit juguler presque 75 % des nouvelles infections pour espérer infléchir l’épidémie. L’équipe chargée de la modélisation estime à plus de 21 000 le nombre de cas, identifiés ou non, pour la seule ville de Wuhan [au 15 mars, les estimations de l’OMS s’élèvent à 70 000 cas, pour la province du Hubei dont Wuhan est la capitale].

Le séquençage complet du génome du virus ne présente que peu de différences entre les échantillons prélevés dans tout le pays. Si un virus à ARN avec une évolution aussi rapide connaissait une propagation plus lente, on constaterait des disparités dans les mutations s’accumulant dans certains endroits.

Le coronavirus commence à faire son apparition à l’étranger. Des voyageurs porteurs du 2019-nCoV ont été pris en charge en Australie, en France, à Hong Kong, au Japon, en Malaisie, au Népal, au Vietnam, à Singapour, en Corée du Sud, en Thaïlande, à Taïwan et aux États-Unis, entraînant des épidémies locales dans au moins six pays.

Étant donné que la contamination se produit entre humains que la période d’incubation (supposée) est de deux semaines avant que la maladie ne se déclare, sa propagation au monde entier ne manquera pas de se poursuivre. La question de savoir si ce sera « Wuhan partout » reste, quant à elle, ouverte.

La progression maximale à échelle mondiale du virus dépendra de la différence entre taux d’infection et taux d’excrétion de l’infection, suite à la guérison ou au décès. Si le taux d’infection est très supérieur au taux d’excrétion, la quasi-totalité de la population mondiale pourrait être infectée. Toutefois, ce scénario devrait connaitre de grandes variations géographiques, tant en raison des différences entre les réactions des pays que des probabilités de décès.

Les sceptiques quant à l’hypothèse pandémique ne croient pas à une telle possibilité. Le nombre de patients décédés suite à une infection par le 2019-nCoV est très inférieur à celui de la grippe saisonnière classique. Mais l’erreur consiste à confondre le premier temps d’une épidémie avec la nature fondamentale d’un virus.

Les épidémies sont dynamiques. Certes, certaines se résorbent, y compris, peut-être, le 2019-nCoV. Cependant, il faut à la fois que l’évolution tire les bonnes cartes et un peu de chance pour parvenir à une élimination spontanée. Parfois, les hôtes ne sont pas assez nombreux pour maintenir la transmission. D’autres épidémies, quant à elle, explosent. Celles qui parviennent à occuper le devant de la scène mondiale peuvent changer les règles du jeu, même si elles finissent par s’éteindre. Elles rompent la monotonie quotidienne, même celle d’un monde en proie aux troubles et à la guerre.

La mortalité de toute souche pandémique est, évidemment, le cœur de la question.

Si le virus se révèle être moins infectieux ou mortel qu’on ne l’imaginait au départ, la civilisation suivra son cours, malgré le nombre de morts. L’épidémie de grippe H1N1 de 2009, qui a terrifié tant de monde il y a maintenant plus de 10 ans, s’est révélée moins virulente qu’elle n’y paraissait initialement. Mais même cette souche s’est répandue au sein de la population mondiale, tuant en silence nombre de malades dans des proportions bien plus grandes que ne le laissaient entendre les rectificatifs qui ont suivis. Le virus H1N1 (de 2009) est responsable de la mort de 579 000 personnes la première année, entraînant des complications dans quinze fois plus de cas que ce que les tests en laboratoire avaient, dans un premier temps, prévu.

Le danger tient à l’interconnexion sans précédent de l’humanité. La grippe H1N1 de 2009 a traversé l’océan Pacifique en neuf jours, dépassant de plusieurs mois les modélisations les plus poussées du réseau mondial de transport. Les données des compagnies aériennes montrent une multiplication des vols intérieurs chinois par un facteur 10 depuis l’épidémie de SRAS (2002-2003).

Avec une percolation aussi étendue, la faible mortalité d’un grand nombre d’infections peut tout de même se traduire par un grand nombre de décès. Si quatre milliards de personnes étaient infectées avec un taux de mortalité de seulement 2 %, moins de la moitié de celui de la pandémie de grippe espagnole de 1918, 80 millions de personnes seraient tuées. Et, contrairement à la grippe saisonnière, nous ne disposons ni d’immunité collective, ni de vaccin pour la ralentir. Même en accélérant son développement, il faudra au mieux 3 mois pour produire un vaccin pour le nCoV 2019, à supposer que cela fonctionne. Les chercheurs n’ont réussi à mettre au point un vaccin contre la grippe aviaire H5N2 qu’après la fin de l’épidémie étatsunienne.

Un paramètre épidémiologique crucial sera le lien entre l’infectiosité et le moment auquel les symptômes se déclarent. Le SRAS et le MERS ne se sont avérés infectieux qu’à partir de l’apparition des symptômes. S’il en va de même avec le CoV 2019, nous pourrions être, tout bien considéré, en bonne voie. Même sans vaccin ni antiviraux adaptés, nous pourrions immédiatement placer en quarantaine les personnes malades, mettant ainsi un terme aux chaînes de transmission à l’aide d’une politique de santé publique qui remonte au 19e siècle.

Dimanche [26 janvier], cependant, le ministre chinois de la Santé Ma Xui a sidéré le monde entier en annonçant que le 2019-nCoV s’avérait être infectieux avant l’apparition des symptômes. C’est un tel revirement que les épidémiologistes américains, furieux, demandent à avoir accès aux nouvelles données relatives à l’infectiosité. Le choc tient au fait que les chercheurs états-uniens ne s’attendaient pas à voir évoluer le virus hors de ce qui était pour eux l’alpha et l’oméga des modèles de santé publique. Si les nouvelles concernant l’infectiosité se confirment, les autorités sanitaires ne pourront pas repérer les nouveaux cas actifs à partir des symptômes.

Ces inconnues — la source exacte, l’infectiosité, la pénétrance et les traitements possibles — expliquent pourquoi les épidémiologistes et les responsables de la santé publique sont aussi inquiets à propos du 2019-nCoV. Contrairement aux grippes saisonnières auxquelles font référence les sceptiques du scénario pandémique, l’incertitude en la matière déstabilise les praticiens.

Il est dans la nature de ce travail de s’inquiéter, certes. Cette préoccupation est partie intégrante des probabilités elles-mêmes et les erreurs systémiques sont plus largement intégrées dans la profession médicale. Les dommages causés par une absence de préparation face à une épidémie qui se révèle meurtrière surpassent largement l’embarras d’une préparation en vue d’une épidémie qui ne s’avère pas à la hauteur du battage médiatique. Mais à une époque qui célèbre l’austérité, rares sont les gouvernements désireux de payer pour une catastrophe qui n’est pas certaine, quels que soient les gains collatéraux de la précaution ou, au contraire, les terribles pertes d’un mauvais pari.

Bien souvent, le choix de la réaction n’est de toute façon pas entre les mains des épidémiologistes. Les autorités étatiques qui prendront de telles décisions jonglent avec des objectifs multiples et souvent contradictoires. Endiguer une épidémie, même mortelle, n’est pas toujours considéré comme le plus crucial.

Tandis que les autorités se débattent pour savoir comment réagir, l’ampleur de la catastrophe peut soudainement connaître une accélération. Comme le montre le 2019-nCoV lui-même, qui est passé en un mois d’un seul marché alimentaire à la scène mondiale, les statistiques peuvent progresser sur des distances et des vitesses telles qu’elles assènent un coup fatal aux meilleures tentatives des épidémiologistes sur le terrain, leur raison d’être.

Construction en 10 jours de l’hôpital Leishenshan à Wuhan

Mes propres réactions viscérales face à cette évolution de la maladie sont passées de l’inquiétude à l’impatience en passant par la déception.

Je suis biologiste de l’évolution et spécialiste de phylogéographie en santé publique. J’ai travaillé durant vingt-cinq ans sur divers aspects de ces nouvelles pandémies, soit la plus grande partie de ma vie adulte. Comme je l’ai expliqué ailleurs, et avec l’aide de beaucoup d’autres, j’ai tenté de faire fructifier la mise de départ, l’état des connaissances de ces agents pathogènes, qui vont du séquençage génétique lors de mes premières recherches à la géographie économique de l’utilisation des sols, l’économie politique de l’agriculture internationale et l’épistémologie des sciences.

La lucidité rend parfois l’âme amère. Tandis que les réseaux sociaux bruissaient d’interrogations sur le 2019-nCoV, ma première réaction frisait la provocation et l’épuisement. Qu’est-ce que vous attendez de moi que je dise, au juste ? Qu’est ce que vous voulez que j’y fasse ?

En tentant de conseiller, sur le plan personnel comme professionnel, des amis et collègues, j’ai commis plusieurs impairs. À la question d’un ami agriculteur concernant les déplacements à l’étranger, j’ai recommandé le port d’un masque chirurgical, de se laver les mains avant chaque repas et d’arrêter de baiser avec ton bétail, mec. L’humour noir graveleux m’aide à surmonter l’anxiété, mais avec sa réponse au premier degré : « ne plus baiser mon bétail, sérieux ? », j’ai compris que j’avais raté le coche. Pas très élégant de ma part. Je me suis excusé. Plus tard, il en a rigolé.

C’est un des risques du métier. On est exposé à la crainte existentielle que suscite l’inertie politique avec laquelle les épidémiologistes doivent composer, alors qu’ils préparent le monde à une pandémie quasi-inéluctable, épidémie dont les électeurs prétendent n’avoir cure jusqu’à ce qu’il soit trop tard.

S’il s’avère que 2019-nCoV est LA Grosse Bête, ce qui n’est pas encore certain, alors il n’y a pas grand-chose à faire à ce stade, si ce n’est fermer les écoutilles de la santé publique en espérant que le virus ne tue pas 90 % de la population mondiale, juste une petite fraction.

Il est évident que l’humanité ne devrait pas commencer à réagir à une pandémie alors qu’elle a déjà débuté. C’est renoncer totalement à toute pratique ou théorie visant à l’anticipation. Et dire que nos dirigeants comme leurs partisans les plus instruits se réclament de Prométhée !

Comme je l’écrivais il y a maintenant sept ans :

« Je pense qu’il faudra attendre longtemps avant que je n’aie l’occasion d’évoquer d’une épidémie de grippe humaine autrement qu’au passage. Bien que l’inquiétude soit une réaction instinctive compréhensible, elle est, à ce stade, légèrement rétrograde. La bête, d’où qu’elle vienne, a depuis longtemps quitté l’étable, au sens littéral. »

Au cours de ce siècle, nous avons déjà identifié de nouvelles souches de peste porcine africaine, Campylobacter, Cryptosporidium, Cyclospora, Ebola, E. coli O157:H7, fièvre aphteuse, hépatite E, Listeria, virus Nipah, fièvre Q, Salmonella, Vibrio, Yersinia, Zika et diverses variantes nouvelles des virus de la grippe A, dont H1N1 (2009), H1N2v, H3N2v, H5N1, H5N2, H5Nx, H6N1, H7N1, H7N3, H7N7, H7N9 et H9N2.

Et rien de concret, ou presque, n’a été entrepris à propos de ces nouvelles souches. Les autorités ont poussé des soupirs de soulagement après chaque retournement favorable de la situation : en rejouant à chaque fois le coup de dé qui jamais n’abolit le hasard épidémiologique, elles prennent le risque de voir sortir une combinaison fatale de virulence et de transmissibilité maximales.

Le problème de cette approche dépasse le seul manque de prévoyance ou de décision. Les interventions d’urgence, pour nécessaires qu’elles soient afin de remédier à chacun de ces désordres, ne peuvent qu’aggraver la situation.

En effet, les sources de ces interventions sont en concurrence. Et, comme mes collègues et moi le soutenons, les critères d’urgence sont utilisés pour imposer une hégémonie au sens gramscien, pour nous interdire de parler d’interventions structurelles en matière de production ou de pouvoir. Car vous le savez bien, on nous le serine : IL Y A URGENCE !

En sus de ce petit jeu de refoulement, l’incapacité à faire face aux problèmes structurels peut anéantir l’efficacité de ces interventions d’urgence elles-mêmes. Le seuil d’Alle, au-dessous duquel les mesures de prophylaxie et de quarantaine cherchent à ramener la population d’agents pathogènes (de manière à ce que l’infection s’épuise d’elle-même, faute de rencontrer de nouveaux sujets d’infection), est lui-même déterminé par des causes structurelles.

Comme l’écrivait notre équipe à propos de l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest :

« La transformation de la forêt en marchandise a probablement abaissé le seuil écosystémique de la région à un point tel qu’aucune intervention d’urgence ne peut faire redescendre l’épidémie d’Ebola à un niveau suffisamment bas pour qu’elle s’éteigne d’elle-même. Les nouvelles contagions manifestent une plus grande puissance d’infection. À l’autre extrémité de la courbe épidémique, une épidémie mature continue de circuler, avec la possibilité de rebonds intermittents.

Pour faire court, les changements structurels du néolibéralisme ne constituent pas un simple arrière-plan sur lequel se déroulerait la catastrophe nommée Ebola. Ces changements sont tout autant constitutifs de la catastrophe que le virus lui-même […] La déforestation et l’agriculture intensive peuvent neutraliser le frottement stochastique de l’agroforesterie traditionnelle, qui empêche généralement le virus de se transmettre dans des proportions importantes. »

Bien qu’il existe maintenant un vaccin efficace ainsi que des antiviraux, le virus Ebola connaît actuellement sa plus grande épidémie jamais enregistrée en RDC. Que s’est-il passé entretemps ? Où est le Dieu biomédical maintenant ? Critiquer les Congolais pour avoir dissimulé cet échec est une démonstration de mauvaise foi coloniale, qui lave les mains de l’impérialisme pour ses décennies d’ajustements structurels et de mise en place de régimes favorables aux intérêts de pays du Nord.

Il n’est pas plus juste d’affirmer qu’il n’y a rien à faire, bien qu’il soit toujours correct de critiquer la tendance à ne réagir qu’à l’apparition de nouvelles maladies.

Dans n’importe quel coin du monde, on dispose d’un programme progressiste à appliquer en cas d’épidémie, comprenant la mise en place de groupes d’entraide par quartier, la revendication de gratuité et la mise à disposition des vaccins et des antiviraux partout, ici comme à l’étranger, la duplication des antiviraux et les fournitures médicales, et la garantie d’allocations-chômage et de couverture médicale alors que l’épidémie fragilise l’économie.

Mais cette façon de considérer et d’organiser les choses, partie intégrante de l’héritage de la gauche, semble avoir déserté, laissant le champ libre à une activité en ligne plus performative (et discursive).

À gauche comme à droite, le penchant réactionnaire favorable au contrôle des maladies m’a depuis lors amené à soutenir les efforts de préservation et d’agriculture anticapitalistes. Arrêtons les épidémies que nous ne pouvons gérer avant même qu’elles émergent. À ce moment de ma carrière, étant donné le rythme structurel des situations d’urgence, je n’écris le plus souvent sur les maladies infectieuses qu’en termes de tendances.

Les causes structurelles des maladies sont elles-mêmes l’objet d’âpres débats. D’ailleurs, des questions subsistent quant aux origines du 2019-nCoV.

On a d’abord fait grand cas d’un marché d’aliments exotiques de Wuhan, avec une prédilection tout orientaliste pour les régimes alimentaires étranges et peu ragoûtants, symbole à la fois de la fin d’une biodiversité que l’Occident a, de son côté, réduite à néant et origine odieuse de terribles maladies :

« Le marché typique en Chine propose des fruits et des légumes, du bœuf, du porc et de l’agneau dans ses boucheries, des poulets entiers plumés — dont la tête et le bec sont ligotés — des crabes et des poissons vivants pris dans les remous de leurs aquariums. Certains vendent des produits plus inhabituels : tortues, serpents, cigales, cochons d’Inde, rats des bambous, blaireaux, civettes palmistes, hérissons, loutres, et même des louveteaux. Tous vivants. »

Lesdits serpents sont brandis comme signifiant et signifié, source littérale du 2019-nCoV proclamant tout à la fois un paradis perdu et un péché originel qu’ils tiennent dans leur gueule.

Il existe des preuves épidémiologiques en faveur de cette hypothèse. 33 des 585 échantillons du marché de Wuhan se sont révélés positifs au 2019-nCoV, dont 31 à l’extrême-ouest du marché, où se concentre le commerce d’animaux sauvages.

En revanche, seuls 41 % de ces échantillons positifs ont été prélevés dans les rues commerçantes où les animaux sauvages étaient parqués. Un quart des premières personnes infectées n’ont jamais mis les pieds au marché de Wuhan ou n’y ont pas été directement exposé. Le cas le plus ancien a été identifié avant que le marché ne soit touché. D’autres vendeurs infectés ne faisaient commerce que de porcs, un type de bétail qui possède un récepteur moléculaire commun le rendant également vulnérable, ce qui a conduit une des équipes de recherche à penser que le porc est la source potentielle du nouveau coronavirus.

Combinée à la peste porcine africaine, qui a tué la moitié des porcs chinois l’année dernière, cette dernière hypothèse serait désastreuse. On a déjà assisté à pareilles convergences de maladies, entraînant même une activation réciproque interne, où les protéines de chacun des agents pathogènes se catalysent mutuellement, favorisant de nouvelles évolutions cliniques et transmissions dynamiques pour les deux maladies.

Pour autant, la sinophobie occidentale n’absout pas la politique chinoise de santé publique. Il est certain que la colère et la déception que le public chinois a manifestées contre les autorités locales et fédérales face à la lenteur de leur réaction ne doivent pas servir à alimenter la xénophobie. Mais dans nos efforts pour ne pas tomber dans ce piège, nous risquons de rater la symétrie agroécologique essentielle.

Si l’on écarte l’aspect guerre culturelle, force est de reconnaître que les marchés de produits frais et d’aliments exotiques constituent effectivement des denrées de base en Chine, à côté de la production industrielle qui existe depuis la libéralisation économique post-Mao. En effet, les deux modes d’alimentation doivent être compris ensemble au prisme de l’utilisation des sols.

L’expansion de la production industrielle peut repousser les espèces sauvages (toujours plus capitalisées), qui entrent dans l’alimentation, plus profondément encore dans les espaces primaires, conduisant à l’apparition d’une plus grande palette d’agents pathogènes potentiellement protopandémiques. Les circonférences périurbaines, dont la densité de population et l’étendue vont toujours croissant, pourraient accroître la zone d’interaction (et les contagions) entre populations sauvages non-humaines et ruralité récemment urbanisée.

Dans le monde entier, même les espèces les plus sauvages sont incorporées aux chaînes de valeur agroalimentaires : parmi elles, l’autruche, le porc-épic, le crocodile, la chauve-souris roussette et la civette palmiste, dont les excréments recèlent des baies partiellement digérées utilisées pour produire le café le plus cher du monde. Certaines espèces sauvages se retrouvent dans les assiettes avant même d’avoir été identifiées scientifiquement, notamment un nouveau genre de squale à museau court retrouvé sur un marché taïwanais.

Toutes ces espèces sont toujours davantage considérées comme des marchandises. La nature étant dépouillée, un lieu après l’autre, espèce après espèce, ce qui en reste n’en devient que plus précieux.

L’anthropologue wébérien Lyle Fearnley a fait remarquer que les agriculteurs emploient sans cesse la distinction entre nature sauvage et domestiquée comme un signifiant économique, produisant ainsi de nouvelles valeurs et significations rattachées à leurs bêtes, y compris pour répondre aux alertes épidémiologiques qui ont été lancées concernant leur secteur. Un marxiste pourrait rétorquer que ces signifiants émergent dans un contexte qui va bien au-delà du contrôle des petits exploitants et s’étend aux circuits mondiaux du capital.

Ainsi, bien que la distinction entre fermes industrielles et marchés de produits frais ne soit pas sans conséquence, nous risquons de passer à côté de leurs similitudes (et de leurs relations dialectiques).

Ces distinctions se mêlent au travers d’autres mécanismes. De nombreux petits exploitants dans le monde, y compris en Chine, sont en réalité des sous-traitants, qui élèvent des poussins d’un jour, par exemple, pour la transformation industrielle. Ainsi, dans les petites exploitations d’un fournisseur, en bordure de forêt, un animal destiné à l’alimentation peut être contaminé par un agent pathogène avant d’être envoyé vers une usine de transformation située en périphérie d’une grande ville.

L’expansion des fermes industrielles, de son côté, force un secteur agroalimentaire de plus en plus soumis au marché à s’enfoncer plus loin dans la forêt, ce qui augmente la probabilité de ramener un nouvel agent pathogène, tout en réduisant la complexité environnementale par laquelle la forêt peut entraver les chaînes de transmission.

Le capital instrumentalise ensuite ces investigations sur les maladies. Incriminer les petits exploitants est désormais intégré à l’arsenal de gestion des crises agroalimentaires, mais il est clair que ces maladies relèvent de systèmes de production, dans le temps, l’espace et le mode, et pas seulement d’acteurs spécifiques qu’on peut tour à tour pointer du doigt.

En tant que classe, les coronavirus semblent s’affranchir de ces distinctions. Alors que le SRAS et le 2019-nCoV sont visiblement apparus sur les marchés de produits frais — porcs mis à part —, le MERS, l’autre coronavirus mortel, est sorti tout droit du secteur de l’élevage industriel de chameaux au Moyen-Orient. C’est l’une des pistes d’explication de la virulence de ces virus qui est largement mise de côté dans les discussions scientifiques plus larges.

Ce qui devrait modifier notre façon de les appréhender. Je recommanderais que nous nous dépassions la compréhension des causes et des interventions sur ces maladies comme un sujet biomédical ou même écosanitaire pour nous aventurer dans le champ des relations écosociales.

D’autres éthos ouvrent d’autres issues. Certains chercheurs conseillent de modifier génétiquement la volaille et le bétail pour les rendre résistants à ces maladies. Ils ne se demandent pas si les animaux rendus asymptomatiques et destinés à la consommation ne continueraient pas à faire circuler ces souches jusqu’à contaminer des humains, qui n’ont pas été génétiquement modifiés, eux.

Revenant encore en arrière, neuf ans auparavant, à l’origine de mon agacement, quand j’écrivais à propos du principe essentiel absent dans ces tentatives d’éliminations des agents pathogènes au moyen du génie génétique :

« Au-delà de la question financière nouveau Frankensteak de poulet, en particulier pour les pays les plus pauvres, la performance de la grippe tient en partie à sa capacité à déjouer et à survivre à de telles balles d’argent. On confond facilement les hypothèses associées à un modèle lucratif de biologie avec ce qu’on attend de la réalité matérielle, les attentes sont prises pour des projections et les projections pour des prédictions.

Une des sources d’erreur est la pluridimensionnalité du problème. Même les chercheurs plus conventionnels commencent à admettre que la grippe est plus qu’un simple virion ou qu’une banale infection ; qu’elle se joue des frontières disciplinaires (et les plans de développement économique), tant dans leur forme que dans leur contenu. Les agents pathogènes exploitent fréquemment des processus accumulés à un niveau de l’organisation bioculturelle pour résoudre des difficultés rencontrées à d’autres échelles, notamment moléculaire. »

Le business agroalimentaire nous oriente perpétuellement vers un avenir techno-utopique pour nous maintenir dans un passé confiné par les rapports capitalistes. On nous fait tourner en rond sur les circuits de marchandises, ceux-là mêmes où les maladies à venir font leur galop d’essai.

Le frisson secret (et la terreur avouée) que ressentent les épidémiologistes durant une épidémie n’est autre qu’une défaite parée des atours de l’héroïsme.

La quasi-totalité de la profession est actuellement structurée autour de tâches post-festum, à la manière du garçon d’écurie qui, avec sa pelle et sa balayette, suit les éléphants du cirque. Dans le cadre du programme néolibéral, les épidémiologistes et les équipes de santé publique ne sont financés que pour nettoyer le merdier du système, tout en rationalisant les pires pratiques qui dans nombre de cas conduisent à l’éclosion de pandémies mortelles.

Dans son commentaire sur le nouveau coronavirus, un certain Simon Reid, professeur en contrôle des maladies infectieuses à l’Université du Queensland, fournit un exemple de l’incohérence qui en découle.

Reid saute d’un sujet à l’autre, ne parvenant jamais à tisser de trame générale à partir de ses seules remarques technicistes. Ces divagations ne tiennent pas nécessairement à son incompétence ou à sa malveillance. Elles relèvent bien plutôt des exigences contradictoires de l’université néolibérale.

Récemment, il y a eu un consensus dans la gauche radicale étatsunienne pour parler d’une classe managériale d’encadrement (en anglais professional-managerial class, PMC). Les sociodémocrates de Jacobin exècrent ces capitalistes de la classe managériale, qu’ils cherchent par ailleurs à rejoindre dans un hypothétique gouvernement Sanders, alors que les stals considèrent ces cadres comme étant aussi des prolétaires. Sans rentrer dans ce débat métaphysique — combien de managers peuvent danser sur la pointe d’une seringue —, je note que même si l’existence de la PMC en épidémiologie est théorique, je les ai quant à moi rencontrés en chair et en os. Ils sont parmi nous !

Reid et d’autres épidémiologistes institutionnels doivent se charger d’éradiquer les maladies d’origine néolibérale — oui, même en-dehors de la Chine — tout en nous gratifiant d’un lot de platitudes réconfortantes sur le système qui les paie et son bon fonctionnement. C’est une injonction paradoxale avec laquelle bien des praticiens décident de composer, voire entretiennent, même si les pratiques épidémiologiques qui en résultent menacent des millions de personnes.

Reid comprend plus ou moins que le système de production et de conservation des aliments explique pour partie le 2019-nCoV (tout comme l’ont fait certains de ses prédécesseurs, gloire des programmes de téléréalité épidémiologique qu’a connus ce siècle jusqu’à présent). Mais en présentant cette protopandémie, il ajoute aussitôt que « cette horreur totale est aussi notre planche de salut — Dieu soit loué ! ». À savoir que « la Chine a été source d’épidémies répétées, mais, de concert avec une OMS dorénavant gagnée au philanthrocapitalisme, elle exerce un biocontrôle exemplaire ».

Il est possible de, tout à la fois, rejeter la sinophobie, offrir un soutien matériel ET nous souvenir que la Chine a passé sous silence l’épidémie de SRAS de 2003. Pékin a étouffé les reportages médiatiques et les enquêtes de santé publique, permettant à ce coronavirus de se répandre dans le pays. Les autorités médicales des provinces voisines de celles qui étaient touchées ne savaient pas ce qu’avaient les patients inondant les urgences. Le SRAS s’est finalement répandu dans plusieurs pays et jusqu’au Canada, et a difficilement été endigué.

Le nouveau siècle a été marqué par l’échec ou le refus de la Chine de se pencher sur le torrent quasi-parfait de riz, de canard, de volaille et de porc industriels qui charrie une multiplicité de nouvelles souches grippales. On estime que c’est la rançon de la prospérité.

Il ne s’agit cependant pas d’une exception chinoise. Les États-Unis et l’Europe ont également été les épicentres de nouvelles souches de grippe, récemment H5N2 et H5Nx, et leurs multinationales, avec leurs intermédiaires néocoloniaux, ont participé à l’émergence d’Ebola en Afrique de l’Ouest et de Zika au Brésil. Les responsables de santé publique étatsuniens ont fourni une couverture à l’industrie agroalimentaire lors des épidémies de H1N1 (2009) et de H5N2.

Peut-être devrions-nous nous abstenir de choisir entre l’un ou l’autre des cycles d’accumulation capitaliste : le cycle étatsunien finissant ou le cycle chinois en plein essor (ou, comme Reid le fait, opter pour les deux). Une autre option est de n’en défendre aucun, au risque de se faire accuser d’adopter une position internationaliste du type « troisième camp ».

Si nous devons prendre parti dans ce Grand Jeu, rangeons-nous à un écosocialisme qui surmonte la rupture métabolique entre écologie et économie, entre urbain et rural et entre rural et sauvage, en évitant dès le départ que les pires de ces pathogènes n’apparaissent. Choisissons la solidarité internationale entre exploités du monde entier.

Réalisons un communisme des êtres vivants, loin du modèle soviétique. Tissons ensemble un nouveau système mondial associant libération indigène, autonomie des agriculteurs, réensauvagement stratégique et agroécologie localiste qui, en redéfinissant la biosécurité, réintroduise des coupe-feux immunitaires de toutes sortes dans le bétail, la volaille et les cultures.

Réintroduisons la sélection naturelle en tant que procédé écosystémique et laissons le bétail et les cultures se reproduire sur place, afin qu’ils transmettent à la génération suivante l’immunogénétique qui a connu l’épreuve du feu épidémique.

Envisageons toutes les options autrement.

J’ai peut-être été trop dur envers tous les Reid du monde entier, qui, par obligation professionnelle, doivent croire en leurs propres contradictions. Mais, comme l’ont démontré 500 années de guerre et de pestilence, le capital, que servent à présent les épidémiologistes, est plus que disposé à poursuivre son ascension sur des montagnes de cadavres.