La crise du coronavirus n’est pas la seule rencontrée par les pays du Sud. De la corne de l’Afrique jusqu’au Pakistan, une nouvelle menace sévit depuis plusieurs mois : les invasions de criquets. La prolifération de cet insecte destructeur des récoltes risque d’aggraver l’insécurité alimentaire des régions concernées. Cette crise, inédite depuis 70 ans, rend plus urgente que jamais la nécessité de s’emparer de la question de l’alimentation dans une perspective communiste.
(Illustration Francis Bacon 1909-1992, Study for a Crucifixion, 1944)
Depuis plusieurs mois, l’Afrique de l’est, la péninsule arabique et l’Asie occidentale rencontrent le problème d’une multiplication inédite des criquets pèlerins. Regroupés en essaims, ces insectes détruisent les productions agricoles et présentent une menace pour la sécurité alimentaire des pays où ils se multiplient. Cette menace vient s’ajouter à la longue liste des problèmes rencontrés dans la région, de la guerre au Yémen jusqu’aux inondations en passant par l’expropriation des paysans par des capitalistes étrangers appuyés par les bourgeoisies locales. À tout cela, il faut encore ajouter la crise du coronavirus, obstacle de plus à la lutte contre la prolifération des criquets. La crise en cours est une conséquence du dérèglement climatique. Loin d’être une simple « catastrophe naturelle », elle rend urgente la nécessité de penser le problème de la production agricole et de la souveraineté alimentaire dans une perspective révolutionnaire, à rebours des palliatifs proposés par les organismes humanitaires dont l’objectif ultime n’est jamais que de rendre acceptable les mesures encourageant l’investissement capitaliste dans le secteur agricole, aux prix de millions de vies humaines.

Quelques données importantes
Selon l’organisation des nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), le criquet pèlerin est l’insecte migrateur le plus ravageur au monde. Habituellement solitaires, les criquets se grégarisent lorsque leur prolifération les contraint à parcourir de plus grands espaces pour se nourrir. Leurs corps se préparent à de plus longs voyages, leur muscles se développent. Plus inquiétant encore, ils se mettent à consommer des plantes normalement toxiques pour eux, ce qui leur fait prendre une couleur plus claire, avertissant leurs prédateurs habituels de leur toxicité nouvellement acquise par leur changement d’alimentation. Les essaims contiennent entre 40 et 80 millions d’individus au kilomètre carré. Chaque individu peut consommer l’équivalent de son poids en une journée. Ainsi, en l’espace de 24 heures, un essaim d’un kilomètre carré peut consommer la même quantité de nourriture que 35 000 êtres humains. Il y a quelques mois, l’un des plus gros essaims de criquets observés faisait environ 2400 km² soit la superficie du Luxembourg. Se déplaçant au gré des vents, les criquets pèlerins peuvent parcourir jusqu’à 150 km en une journée. Le nombre d’individus peut augmenter de façon exponentielle à chaque génération, multipliant sa population par 20 au bout de trois mois, par 400 après six mois et par 8000 après 9 mois. Le 28 avril dernier, la FAO publiait un bulletin d’information pour alerter de la situation alarmante en Afrique de l’Est. La multiplication de ces insectes représente une menace pour la sécurité alimentaire des habitant·es de cette région. Au Kenya, en Éthiopie, en Ouganda, au Soudan du sud, en Tanzanie et en Somalie, environ 20 millions de personnes sont en état d’insécurité alimentaire aiguë. Au Yémen, ce sont 15 millions de personnes qui sont touchées par ce parasite. Il faut s’attendre à ce que les premières pousses des récoltes attendues pour le début du mois de juin soient en grande partie dévorées. Cette crise est sans précédent depuis 70 ans.

Les raisons de cette prolifération inédite
Pour expliquer la prolifération inédite des criquets pèlerins dans la région allant de la corne de l’Afrique jusqu’au Pakistan en passant par le sud de l’Iran, plusieurs facteurs sont en cause. Le premier est l’augmentation de la fréquence des cyclones, liée à une intensification des variations de température entre l’est et l’ouest de l’océan indien en 2019 (aussi appelé dipôle de l’océan Indien) provoquant une multiplication des pluies et des inondations dans la péninsule arabique et en Afrique de l’Est déjà à l’origine de déplacements de populations. Pour se reproduire, les criquets ont besoins d’un sol humide et sablonneux dans lequel les femelles peuvent déposer leurs œufs. En s’étendant sur des périodes habituellement sèches, ces pluies ont rendu les sols propices à leur multiplication.
Outre cette explication météorologique, signe que la région est l’une des plus vulnérables au dérèglement climatique en cours, la guerre au Yémen a aggravé la situation, en rendant inapplicable les mesures de prévention contre le développement des essaims. En se déplaçant en fonction des vents, les essaims développés peuvent ravager d’autre territoires en dépit des mesures qui auraient pu être prises.
Des prévisions alarmantes
L’arrivée à maturité de jeunes essaims juste au moment de la saison agricole en Afrique de l’Est annonce une aggravation de l’insécurité alimentaire dans la région. Au Kenya, de nouveaux essaims sont en cours de maturation. En Éthiopie, on observe des essaims immatures dans le sud, des essaims matures au nord des régions sud, ainsi que des essaims au stade intermédiaire de larves à l’est. En Somalie, les criquets se multiplient à la frontière avec l’Éthiopie. Au Yémen, alors que des inondations ont lieu, les signalisations d’essaims matures se multiplient.
Le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD) alerte sur la probabilité que les invasions s’étendent à l’ouest de l’Afrique d’ici au mois de juin. Dans un article publié récemment, des chercheurs du centre ont construit une modélisation du risque d’arrivée des essaims au Tchad – pays considéré comme la porte d’entrée vers l’Afrique de l’Ouest – au cours du premier semestre 2020. Les simulations effectuées sont basées sur les séries des vents entre 2015 et 2019, et montrent que la possibilité de l’arrivée de criquets au Tchad dans les mois qui viennent n’est pas à prendre à la légère.

La pandémie de covid-19, un nouvel obstacle à la lutte contre la prolifération du criquet pèlerin
À l’heure actuelle, la seule mesure efficace contre l’invasion de criquet pèlerin est l’application de pesticides par des pulvérisateurs montés sur véhicules, aéronefs ou portés par l’homme. Pendant très longtemps, on utilisait principalement des pesticides à large spectre. Ces produits hautement toxiques affectent également d’autres organismes utiles aux écosystèmes, notamment les insectes pollinisateurs, détritivores, les parasitoïdes, les oiseaux ou encore les animaux aquatiques. Entre 1986 et 1989, on estime que plus de 15 millions de litres de pesticides ont été utilisés sur 17 millions d’hectare de terres écologiquement fragiles. Des solutions alternatives commencent à voir le jour comme des biopesticides ciblant plus particulièrement les acridiens. Le problème est que ces dernières sont surtout efficaces comme mesure de prévention. Le Green Muscle, un mycopesticide disponible sur le marché, a montré son efficacité pour traiter les essaims au stade larvaire, mais son mode d’action relativement lent le rend moins efficace pour traiter les multiples essaims matures déjà constitués qui ravagent actuellement les sols. Avec la crise du coronavirus, les mesures de confinement et la réduction du transport aérien ralentissent la chaîne logistique permettant l’acheminement des pesticides et des pulvérisateurs en Afrique de l’Est. La prolifération des criquets pèlerins risque pourtant d’occasionner une crise bien plus grave que celle du coronavirus, or la lutte contre celle-ci fait obstacle à la lutte contre celle-là. La lutte contre le criquet pèlerin reste malgré tout la priorité principale en Afrique de l’Est. La FAO s’est dotée de 5 avions et de 78 véhicules et plus de 240 000 hectares de terrain ont déjà été traités avec des pesticides chimiques ou des biopesticides.

Face à la crise alimentaire, de l’urgence de repenser la question agraire
On estime aujourd’hui que plus de 10 % de la population mondiale est sous-alimentée. Il y a trois raisons à cette sous-alimentation : la guerre, le manque de revenus et les facteurs climatiques tels que les sécheresses et les inondations. Dans les régions affectées par la crise du criquet pèlerin, ces trois paramètres sont réunis. La guerre au Yémen, les inondations et le faible revenu des populations rurales sont autant de facteurs aggravant auxquels vient s’ajouter bien sûr la pandémie de covid-19. La menace qui pèse sur la production agricole va entraîner de nouveaux déplacements massifs de population. On sait que ce sont les régions rurales qui sont le plus souvent affectées par les famines. Ici, ce sont toutes les conséquences du dérèglement climatique qui sont à l’œuvre. En Afrique, l’insécurité alimentaire des populations rurales – liée à la libéralisation des marchés agricoles et à l’abandon des subventions sur les produits de première nécessité déclenchée par les plans d’ajustements structurels imposés par le FMI et la Banque Mondiale – se trouve aggravée par des crises écologiques qui s’enchaînent et s’alimentent les unes les autres. Les mesures de prévention ne sont pas prises à temps, faute de moyens, et ce n’est que lorsque la situation devient dramatique que la FAO tire la sonnette d’alarme et réunit des fonds en urgence pour apporter une aide humanitaire. Cette réaction en chaîne n’a d’autre conséquences qu’un affaiblissement de la souveraineté alimentaire de pays déjà gravement affectés par des phénomènes d’accaparement des terres pour la monoculture d’exportation. En Éthiopie par exemple, d’immenses territoires de la moitié sud du pays ont été cédés en 2012 à des investisseurs étrangers en vue de la production de canne à sucre (1 million d’hectares) et de biocarburant (5 millions d’hectares).
Longtemps considérée comme le cœur de la critique marxiste, la contradiction entre les forces productives et les rapports de production trouve dans la question de l’alimentation le point où il affecte le plus directement la survie des sujets vivants sous le mode de production capitaliste. Jamais dans l’histoire de l’humanité l’agriculture n’avait autant produit. D’aucuns vont même jusqu’à dire que les stocks de nourriture actuels sont trop importants. Et pourtant, des centaines de millions de personnes restent menacées par la faim. Contrairement aux famines féodales, aucune crise alimentaire sous le mode de production capitaliste n’est liée au manque de nourriture produite, c’est toujours le manque de revenus qui en est la cause. Loin d’être la seule préoccupation des organisations dites « humanitaires », la question de l’alimentation devrait être au cœur de toute réflexion sur la possibilité d’une révolution communiste.

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