Durant 16 ans, de 1974 à 1990, un groupe féministe anglais a créé des affiches politiques en non-mixité, pensant les rapports de genre d’un point de vue matérialiste. Jetons un œil sur leurs sérigraphies, toujours d’actualité, qui ont su développer et mettre en images les concepts issus des luttes de femmes.
Photo de une : Le travail des femmes n’est jamais fini, 1974.
Alors que le mouvement ouvrier traverse une grave crise durant la grève des mineurs et le thatcherisme dans l’Angleterre des 70’s et 80’s, un collectif de femmes se réunit à Londres pour réaliser des images de propagande féministe. Les See Red démarrent à six, et créent leurs propres fiches sérigraphiées. C’est un travail pensé collectivement, qui rappelle celui de l’atelier d’affiche des Beaux-Arts en Mai 68 : on ne publie que si l’ensemble du collectif est satisfait. L’objectif est de changer l’image négative habituellement véhiculée sur les femmes, comme en témoignent les militantes :
Dans les premiers temps, les affiches étaient principalement produites d’après nos expériences personnelles en tant que femmes, en évoquant l’oppression des travaux ménagers, la garde des enfants et les stéréotypes sur les femmes. Nous avons également produit des affiches pour des groupes communautaires et autres, des calendriers, des cartes postales et des illustrations.

Durant les seize années d’existence du collectif, plus de quarante femmes sont passées par l’atelier et ont produit toute une série de documents imprimés, principalement des affiches, mais aussi des calendriers et des t-shirts.

La reproduction de la force de travail est un des principaux thèmes traités par le collectif. On voit sur l’affiche 2 une critique des préjugés sexistes qui disqualifient le travail domestique des épouses en lui soustrayant sa qualité de travail. Alors que la femme exécute un ensemble de tâches désagréables, le mari se détend au pub, et affirme en partageant des pintes avec son ami que sa compagne « ne travaille pas ». Sur la troisième affiche, la femme est scindée entre son travail d’ouvrière à la chaîne à droite, et son travail dans l’unité domestique à gauche. Telle une zombie, celle-ci est accablée physiquement et mentalement par ce travail genré « qui ne finit jamais ». Sur la quatrième affiche, le groupe choisit de montrer le rôle de pivot structurel du travail domestique féminin dans le mode de production capitaliste. Il est représenté comme une chaîne de montage sur laquelle les ouvrières de la reproduction « réparent », « soignent », repassent et préparent le repas aux ouvriers d’industrie. Alors qu’il est invisibilisé socialement, l’affiche met en lumière le caractère systémique du travail domestique et affirme la dépendance du capitalisme au travail des femmes.
Ces trois affiches (les deux qui suivent et celle qui sert de une à l’article), réalisées entre 1974 et 1976, mettent en image les concepts de Marx réactualisés par Christine Delphy, Mariarosa Dalla Costa et Silvia Federici.
Pru Stevenson, l’une des fondatrices du collectif avec Julia Franco et Suzy Mackie, revient en 2013 sur ses années de militantisme :
Les années 1960 ont été une période particulièrement difficile pour les femmes, et le mouvement de libération des femmes s’est développé contre cela. Les hommes sortaient et participaient à toutes sortes d’activités politiques, ce que nous pouvions faire dans une certaine mesure, mais nous étions très marginalisées et nous ne nous sentions pas à notre place. C’est alors que des groupes de sensibilisation sont apparus, car beaucoup de femmes se sentaient extrêmement mal à l’aise et malheureuses de leur situation.
Les hommes qu’elles fréquentaient, avec qui elles vivaient n’étaient pas conscients du fait que la façon dont vous
vous comportez dans votre vie privée est une chose très politique. Nous avons ressenti le besoin de nous séparer d’eux, de nous organiser entre femmes pour évoquer les questions qui nous tiennent à cœur, centrées sur la vie quotidienne : s’occuper des enfants, des travaux ménagers. Toutes ces choses à propos desquelles les hommes disaient : « Le travail domestique est sans importance, ce que je fais l’est, tu devrais le faire [si tu n’es pas contente] ». Nous en avons fait un poster.


Une esthétique combative

Dans un style épuré proche des sérigraphies de Mai 68, c’est-à-dire un dessin monochrome et une typo faite à la main, on voit cette fois-ci le visage d’une femme en colère. Celle-ci soulève une pancarte (syndicats, groupes de femmes) qui matérialise les moyens de lutter collectivement, afin de briser l’action du ciseau de l’austérité déchirant le tissu social des femmes (garderies, santé, éducation, logement sociaux, prise en charge du handicap). Dix ans après 1968 et ses images androcentrées, le genre est ici central, et la représentation d’une femme peut se faire par un corps dynamique et menaçant, associé à la colère inscrite sur le visage. La femme est représentée en lutte pour ses intérêts en tant que femme : sauvegarder les emplois féminins rémunérés dans les secteurs nommés, et continuer à bénéficier des salaires socialisés. Alors que le secteur public est principalement composé de travailleuses, l’affiche ci-dessus (affiche 5) politise les coupes budgétaires dans les secteurs de la santé et de l’éducation en montrant la centralité du genre dans les arbitrages des politiques publiques… L’éviction des travailleuses des secteurs publics, la baisse de l’offre de travail due aux coupes budgétaires contribuent à faire rebasculer le travail domestique dans un cadre individuel/privé et non rémunéré.

Cette sérigraphie (6), s’inspirant des formes géométriques impossibles du dessinateur suisse Escher, reprend la thématique de l’aspect industriel et répétitif du travail domestique. Les habitations, pourtant individuelles, sont toutes les mêmes, à l’instar des activités réalisées. Toutes les femmes travaillent simultanément, chacune chez elle, à s’occuper de leur enfant. L’affiche réussit à montrer l’individualisation du travail domestique en même temps que son aspect structurel.
Le motif qui compose l’image suggère la redondance du travail, tandis que le gris et le visage sans expression des femmes évoque la même monotonie qu’à l’usine. Les lignes droites du motif géométrique emprisonnent les travailleuses domestiques. Elles symbolisent le caractère rigide du travail qui éteint et statufie les travailleuses et l’aspect carcéral de l’organisation en unités nucléaires. Ces femmes, confinées, dont le lieu de travail est confondu avec le lieu de vie, finissent par ne plus être distinctes sur l’affiche : comme le travail féminin est invisibilisé, le motif les fait également disparaître.

Chaque année, les médecins britanniques prescrivent 350 millions d’antidépresseurs. Environ les 3/4 sont consommés par des femmes. Durant les années 1970, les compagnies pharmaceutiques ont fait 500 millions de livres de profit par an.
Une femme au corps tordu par la surcharge de travail, et dont l’expression est crispée, est contenue dans son appartement, qui a pris la forme d’un flacon de cachet antidépresseurs. Au-dessus d’elle, un patron en costume et chaussures cirées est assis sur le pactole que représente la consommation d’antidépresseurs pour l’industrie pharmaceutique. On retrouve une nouvelle fois la thématique de l’aspect carcéral du travail domestique. Cette femme est enfermée, et le texte sur l’affiche l’enjoint à « s’évader ». A l’enfermement domestique s’ajoute une camisole chimique. Les antagonismes de classes sont évoqués par plusieurs aspects : la position de classe dans l’image (le patron est en haut, la travailleuse en dessous), la posture du corps (le patron est détendu et libre de ses mouvements, la femme est tordue et prisonnière), ainsi que par les vêtements (le patron est habillé de façon distinguée, la femme en travailleuse domestique).

Cette affiche (8) reprend les grands traits de celle de 1975 (Affiche 7), et ajoute un second personnage, la figure du médecin. Deux hommes, un médecin et un patron, enjoignent une jeune mère à prendre des antidépresseurs : « Prenez un cachet Mme Brown ». Sur les affiches 7 et 8, les autrices ont voulu politiser et montrer le genre dans le ciblage de l’industrie pharmaceutique. On y voit de jeunes femmes avec des enfants en bas âge, aspirées et plombées par la surcharge de travail domestique infini, en détresse psychologique. Les industriels et les médecins, représentés par des hommes, s’empressent de médicaliser cette souffrance du travail, par la prescription d’antidépresseurs. Le Valium est ici dénoncé à la fois comme une manne pour les industriels, faite sur le dos des travailleuses avec la complicité des médecins, mais également comme un écrasement des femmes par les hommes. L’audace des images du RSWW consiste à éclairer le problème politique que constitue la non-rémunération du travail des femmes tout en dénonçant la pathologisation et la médicalisation des antagonismes de genre.
Retrouvez l’intégralité des affiches sur le site du collectif.