Cet article est le dernier article du premier numéro de notre revue publiée en 2021. Il s'agit de la seconde partie sur les émeutes de 2019, la première partie étant disponible ici. La traduction en espagnol est disponible ici.
C’est écrit où dans le Manifeste du parti communiste que l’on devrait refuser l’exploitation minière ? Les pays socialistes étaient des nations minières. Quelle théorie socialiste refuse cela ? Ce sont les intellectuels postmodernes qui soumettent tous ces enjeux à un débat interminable. Il n’y pas de doute que la sortie de l’extractivisme soit une erreur.
Rafael Correa, ancien président de l’Équateur, 2012
La structure globale qui sous-tend nombre de pays touchés par ce cycle de luttes se comprend à la lumière d’une théorie de l’extractivisme. L’extractivisme désigne un modèle de développement économique basé sur l’exploitation massive de ressources naturelles – minières, pétrolières, gazières ou encore agricoles – destinées à l’exportation sur le marché mondial. La fin du boom du prix des matières premières qui se déclenche entre 2011 et 2014 a gravement compromis la place dans la division internationale du travail des pays à dominante extractiviste, provoquant une crise de ce modèle d’accumulation. L’analyse de l’économie politique des soulèvements récents – qu’il s’agisse des émeutes latino-américaines en Bolivie, en Équateur et au Chili ou du brasier de révolte allant de l’Algérie au Soudan, en passant par l’Irak et l’Iran – nous confirme la présence d’une économie à dominante extractive. Alors qu’en Bolivie 33% des exportations concernent le gaz de pétrole et autres hydrocarbures gazeux et 17% les minerais de zinc et leurs concentrés, l’Équateur exporte surtout des huiles brutes de pétrole ou minéraux bitumineux (33%), ainsi que des crustacés et des bananes (15%). Premier producteur et exportateur de cuivre au niveau mondial, l’or rouge chilien concerne 46% des exportations du pays. En Algérie, 98% des recettes d’exportation sont constituées par les hydrocarbures (surtout le gaz et les huiles brutes de pétrole). Au Soudan, l’économie rentière d’extraction fut dominée par le pétrole, jusqu’à la sécession du Soudan du Sud en 2011 durant laquelle le Soudan a perdu les deux tiers de cette ressource qui constituait auparavant 92% des exportations du pays. Depuis, l’économie se focalise sur l’or qui constitue 57% de ses exportations totales en 2017 : « L’or est notre nouveau pétrole » déclarait le responsable d’une grande raffinerie du pays ; et ainsi la boucle de la métaphore de « l’or noir » est bouclée[1]. Deuxième producteur de pétrole brut au sein de l’OPEP (Organisation des Pays Producteurs de Pétrole), l’Irak n’exporte quasi-exclusivement que des hydrocarbures (98%) et est ainsi le cinquième exportateur mondial de combustibles minéraux après la Russie, l’Arabie Saoudite, les États-Unis et le Canada. Enfin, en Iran, 45% des exportations concernent pétrole et produits miniers et 28% des produits manufacturés[2].
« Mon bon ami, toute théorie est grise, disait Méphistophélès dans Faust, mais vert et florissant est l’arbre de la vie » – lançons-nous dans la critique de l’économie politique monochrome de la rente et des relations Nord-Sud pour mieux saisir les présupposés structurels de l’embrasement mondial de 2019/2020.
La rente comme fraction de la survaleur
La rente est une partie de la survaleur accaparée par le propriétaire du terrain d’où a été tirée une certaine richesse matérielle, qu’il s’agisse de pétrole brut, de métaux rares ou encore de produits agricoles. La rente est un droit sur une partie de la valeur du produit vendu. Dans le cas de l’extractivisme pétrolier, elle est constituée par une fraction du prix du baril de brut. Si le capitaliste productif et le propriétaire foncier sont une seule et même personne, il y a alors cumul du profit et de la rente. Dans tous les autres cas, le capitaliste doit se contenter d’un profit duquel a été soustraite une rente. Ainsi, la rente est un blocage de la survaleur entre les mains d’une figure improductive, celle du rentier – que ce dernier soit un État ou un acteur privé. Ce blocage a pour conséquence une diminution du taux de profit moyen, soit le taux de profit obtenu après péréquation des taux de profit.
Marx distingue deux types de rente, la rente différentielle et la rente absolue. Pour comprendre ces deux types de rente, il convient d’abord d’expliquer la formation des prix de production dans les secteurs extractivistes. Nous partirons du cas de l’extraction de pétrole brut.
Rente différentielle et rente absolue
L’énorme besoin solvable en pétrole brut amène à la nécessité de construire des puits même sur les terrains les moins fertiles, bien que l’extraction y soit plus coûteuse en temps et en moyens de production. Or, pour que l’extraction se maintienne sur ces terrains, il faut que le prix du baril de brut reste suffisamment élevé pour que les capitalistes qui y sont engagés poursuivent leurs activités en dégageant un profit. Les prix de production dans le secteur de l’extraction ne sont donc pas, comme c’est le cas dans le secteur industriel, déterminés par les conditions moyennes de la production, mais doivent au contraire correspondre à la valeur des produits issus des plus mauvaises conditions d’extraction. Les autres terrains, plus productifs, vendent alors leurs produits à un prix de marché nettement supérieur à leur prix de production, la différence entre prix de marché et prix de production constituant la rente différentielle.
Outre la rente différentielle, il existe une rente absolue. La rente est absolue au sens où elle est le jeu de négociations politiques, elle n’est pas relative à la qualité de la ressource. En effet, même le terrain le moins productif doit pouvoir engendrer une rente minimale. Dans le cas de l’extraction de pétrole, la garantie de l’obtention d’une rente absolue a jusqu’à maintenant été assurée par les politiques mises en place par l’OPEP. Cette entente a permis de fixer un montant monopolistique du prix du baril selon des enjeux proprement politiques, ce qui est une dimension primordiale du commerce international aujourd’hui.
Du fait de son fonctionnement spécifique, la formation des prix de production dans les secteurs extractivistes provoque le maintien d’un surprofit de branche. Il y a donc un obstacle à la péréquation des taux de profit que le capitalisme industriel va à tout prix chercher à lever. Dans le cas de la production agricole, cet obstacle est levé par des réformes agraires. Celles-ci réduisent la puissance des grands propriétaires terriens en favorisant le développement de fermes moyennes dans lesquelles la richesse qui revient aux fermiers se limite à ce qui est nécessaire à leur reproduction. Dans le cas du pétrole, c’est dans le conflit entre les compagnies pétrolières et les États rentiers que la lutte se joue. Plus précisément, ce conflit oppose le secteur de l’extraction à celui du raffinage[3]. La rente peut en effet être accaparée par le secteur du raffinage ; dès lors, elle finit par rentrer dans la péréquation des taux de profit dans la mesure où ce secteur constitue une branche de production comme les autres.
Glossaire : Péréquation des taux de profits
La péréquation des taux de profit est le phénomène par lequel le taux de profit de chaque capitaliste va tendre vers un taux de profit moyen, autrement dit le taux de profit défini par le rapport entre la totalité de la survaleur produite par tous les capitaux et la totalité du capital avancé pour produire cette dernière. Chez Marx, cette égalisation des taux de profit est le résultat des transferts permanents de capitaux des branches les moins productives vers les branches les plus productives. Le caractère attractif d’une branche de production donnée en raison de son taux de profit élevé va entraîner une augmentation des investissements des capitaux singuliers dans cette branche plus rentable, ce qui va avoir pour effet d’intensifier la concurrence et de faire baisser le taux de profit de cette même branche, conduisant à nouveau au transfert des capitaux les moins compétitifs vers d’autres branches et ainsi de suite. Les secteurs extractivistes, de par la rareté relative des matériaux qu’ils vendent, ne participent pas à ce phénomène de la même manière que les secteurs industriels.

La rente pétrolière et la non-conversion du revenu de la rente en capital productif
Une partie non négligeable des pays qui ont connu des épisodes de révolte en 2019 ont une économie qui dépend de la rente pétrolière : c’est le cas pour l’Algérie, le Soudan, l’Irak, l’Iran, la Bolivie et l’Équateur. Outre cela, il faut remarquer que la rente pétrolière fait jouer aux États qui la perçoivent un rôle central au sein de l’économie régionale dans laquelle ils sont intégrés. L’analyse du fonctionnement de la rente nous semble donc un passage obligé pour comprendre les mécanismes à l’œuvre dans la crise sociale rencontrée par chacun de ces pays.
Les pays qui fondent leur développement sur l’exportation exclusive d’une matière première affichent de hautes performances en termes de croissance lorsque les cours sont élevés. Cependant, cette dynamique conduit insidieusement les gouvernements locaux à limiter, voire à abandonner toute velléité d’industrialisation, ce qui favorise la reproduction de leur dépendance et de leur rôle subordonné dans la division internationale du travail. Ce phénomène est aussi connu sous le nom de « maladie hollandaise » ou encore « d’intoxication rentière. »0
Dépendre de la rente pétrolière, c’est dépendre du cours du pétrole. La fondation de l’OPEP en 1960 a permis aux États rentiers de s’assurer un contrôle des prix de production, garantissant un certain niveau de rente absolue. Plusieurs dispositifs sont mis en œuvre pour augmenter le prix du baril, notamment une restriction de la production occasionnant une hausse de la demande par rapport à l’offre. Toutefois, ce type de mesure n’avantage que les gros producteurs. Par exemple, début 2020, l’épidémie de COVID‑19 a provoqué une interruption temporaire de l’activité industrielle dans le premier pays importateur de pétrole, la Chine. L’OPEP et ses partenaires tentent alors de compenser cette baisse de la demande en diminuant leur production. Mais la Russie, dont l’économie est moins dépendante du cours du pétrole, refuse de collaborer et maintient sa production, espérant que la crise se répercute sur les producteurs de gaz de schiste étasuniens. L’Arabie Saoudite a donc riposté en augmentant sa production, provoquant un effondrement des prix au-dessous de la barre des 30 dollars. Au final, cette guerre commerciale a profondément affecté les États extractivistes, notamment l’Algérie et l’Irak, qui subissent le contrecoup des affrontements entre grandes puissances. Par conséquent, pour un petit pays comme l’Équateur, une restriction de la production ne présente aucun intérêt. C’est la raison pour laquelle ce dernier a quitté l’OPEP fin 2019, quelques semaines après les émeutes et les grèves d’octobre.
Histoire et théorie du sous-développement périphérique
Le modèle extractiviste n’est généralement pas une simple alternative au développement de secteurs industriels diversifiés. On pourrait même dire qu’il constitue son Autre exclusif. En effet, l’histoire de ces sociétés est celle d’une dépendance à l’égard des centres capitalistes développés, qu’il s’agisse de l’extractivisme du sous-continent latino-américain qui constitue une continuité de l’époque coloniale, ou des États pétroliers rentiers au Maghreb et au Moyen-Orient, où l’exportation de matières premières peut être vue comme l’expression directe de la domination coloniale dans le cas de l’Algérie ou de l’Irak. Souvenons-nous que la pétro-nation irakienne n’existe pas préalablement à sa création coloniale par l’empire anglais qui cherchait à s’assurer l’accès à l’or noir de la Mésopotamie, en s’assurant d’une relative paix sociale par la concession d’un territoire aux indépendantistes irakiens. Ainsi, même si les steppes de Mossoul contiennent en 1916 « les plus grandes ressources non développées [de pétrole] connues à ce jour dans le monde », il n’y a cependant « [qu’]un seul Irakien […] présent à la naissance de l’Irak » en 1922[4].
Dès les années soixante, de nombreux pays des Suds ont tenté de s’industrialiser, menant des politiques dites de « substitutions aux importations » afin de réduire leur dépendance à l’égard des pays du centre de l’accumulation du capital. Il s’agissait principalement d’acheter des instruments de production aux pays des Nords afin d’amorcer une modernisation de rattrapage en vue d’une accumulation autocentrée[5]. Dans cette perspective, les pays rentiers paraissaient les mieux positionnés pour parvenir à réaliser ces politiques avec succès. En réalité, le seul pays producteur de pétrole qui figurait dans les années soixante-dix parmi les « nouveaux pays industrialisés » était le Mexique. Les pays de l’OPEP fournissaient plutôt des débouchés pour les exportations de ces derniers. La faible qualification des travailleur·ses, l’impossibilité d’une consommation de masse eu égard à l’immense taux de pauvreté et, à quelques exceptions près, la faible compétitivité des industries des Suds ont empêché le développement d’un « fordisme périphérique » sur le modèle occidental d’un capital autocentré. Plutôt que de s’industrialiser, les pays producteurs de pétrole ont donc préféré, dans leur majorité, réinvestir les revenus de la rente dans le secteur financier, immobilier ou militaire. Dans leur ensemble, les quelques tentatives d’industrialisation ou de ré-industrialisation se sont en outre heurtées à la saturation des marchés industriels qui commence après la crise de 1973.
Il faut noter que la fin de ces tentatives de modernisation de rattrapage des pays des Suds coïncide avec le début du déclin du modèle fordiste lui-même dans les centres développés, déclin acté par la crise de 1973. La fin des stratégies de développement national, notamment en Amérique latine, s’accompagne progressivement dans les années soixante-dix d’une explosion de la dette publique, dont le montant total s’accroît de 24% par an entre 1970 et 1978 pour ensuite tripler en 1982[6]. Cette année-là marquera le début de la crise de la dette des pays des Suds, à commencer par le Mexique, qui a eu pour conséquence la mise en œuvre de politiques d’austérité, de libéralisation et de dérégulation en échange de prêts accordés par le FMI et la Banque mondiale. « Depuis le milieu des années 1980, les grandes villes industrielles du Sud – Bombay, Johannesburg, Buenos Aires, Belo Horizonte et São Paulo – ont toutes souffert de fermetures massives d’usines et d’une désindustrialisation tendancielle[7]. » Ainsi, « la crise de la dette mondiale des années 1970 et la restructuration subséquente des économies du tiers monde selon les directives du FMI » sont un facteur important dans l’explication du sous-développement industriel.
« En 1974-1975, le FMI, suivi par la Banque Mondiale, fit passer l’objet prioritaire de son attention des pays industrialisés développés à un tiers monde chancelant sous l’impact de la flambée des prix du pétrole. À mesure qu’augmentait le volume de ses prêts, le FMI multiplia et durcit les “conditionnalités” et “ajustements structurels” qu’il imposait aux nations débitrices. […] En août 1982, quand le Mexique menaça de cesser ses remboursements, aussi bien le FMI que la Banque mondiale, en synchronisation avec les plus grandes banques privées, étaient explicitement devenus les bras armés de la révolution capitaliste internationale prônée par les régimes de Reagan, Thatcher et Kohl. Le plan Baker de 1985 (baptisé du nom du secrétaire au Trésor américain James Baker, mais dont les grandes lignes avaient été élaborées par son vice-secrétaire Richard Darman) exigea ainsi froidement que les quinze plus grands débiteurs du tiers monde abandonnent toute stratégie de développement de type étatique en échange de nouvelles facilités de paiement et de la permission de continuer à jouer un rôle dans le concert économique mondial. […] Partout, le FMI et la Banque mondiale […] offrirent aux pays pauvres le même cocktail létal de dévaluation, privatisation, levée des barrières douanières à l’importation, arrêt des subventions alimentaires, récupération forcée des coûts dans les secteurs de la santé et de l’éducation et réduction sans pitié de tout le secteur public[8]. »
Ainsi, la conjoncture de crise débutée en 1973 finira par frapper également les quelques résidus industriels du Sud à partir du milieu des années quatre-vingt. Les centres capitalistes ont donc essayé de pallier leur crise en intégrant les pays des Suds dans le marché mondial. Par le développement du crédit privé, ceci leur a ouvert l’accès à de nouveaux marchés d’exportation mais aussi à des zones à bas coûts de production en raison de l’absence d’un État fordiste régulant le compromis de classe. L’abolition des frontières douanières leur permit d’augmenter leur masse de produits vendus et ainsi de contrecarrer la baisse du taux de profit par l’augmentation des masses de profit.
Les modernisations de rattrapage consécutives aux indépendances nationales des Suds ont donc été mises en échec à la fin des années soixante-dix et les prêts des pays de l’OCDE aux pays périphériques en vue de l’achat de moyens de production devinrent impossibles. Le prix des machines alla croissant et les pays qui contractèrent des dettes pour en importer devinrent insolvables, comme l’a montré le cas mexicain. Ils furent contraints d’accepter des programmes de libre-échange imposés par les pays développés. Depuis la chute du bloc soviétique, on assiste à l’essor d’une aire multipolaire d’accumulation à l’échelle mondiale à l’intérieur de laquelle la production industrielle, qui s’étend surtout en Asie du Sud, n’est plus circonscrite au centre. Ce dernier conserve la technologie de pointe et l’essentiel des industries à haut rendement, tandis que les pays émergents exportent des produits manufacturés à plus faible valeur ajoutée. Cette division mondiale du travail est la détermination structurelle de ce qui dans la théorie marxiste des inégalités Nord-Sud fut appelé l’échange inégal entre le centre et les périphéries.
Glossaire : Modernisation de rattrapage
Plutôt que de parler d’industrialisation à la manière des géographes bourgeois, nous reprenons à notre compte le terme « modernisation de rattrapage » issu du débat allemand. Il a l’avantage de rendre compte du caractère historique et dynamique d’un tel phénomène. Le développement inégal du capitalisme à l’échelle mondiale a donné naissance à un déséquilibre structurel entre États, laissant sur le carreau les plus démunis. Ils tentent alors de rattraper leur retard en contractant d’importants crédits auprès des pays industriels afin d’imiter leurs techniques de production. En l’absence d’une bourgeoisie nationale suffisamment solide pour assumer l’édification d’infrastructures permettant l’essor de l’économie, c’est l’État qui prend en charge le développement des forces productives. La modernisation de rattrapage prend ainsi la forme de l’accélération brutale de l’accumulation primitive du capital qui s’est étendue sur plusieurs siècles en Europe, et la destruction des rapports sociaux précapitalistes, notamment au sein des sociétés agricoles et indigènes. Dans les années 1970, lorsque les centres ont massivement exporté des marchandises à bas coût pour pallier la saturation de leurs marchés nationaux, les embryons d’industries des pays périphériques n’ont pas supporté la concurrence. La pression exercée par la dette permit au FMI de déjouer toutes les tentatives de repli protectionniste, occasionnant la perte définitive de la souveraineté des « socialismes du tiers-monde.

Digression sur la théorie de la dépendance et de l’échange inégal
L’enjeu de la théorie de la dependencia est de comprendre le sous-développement périphérique comme une fonction structurelle à l’intérieur de la dynamique mondiale d’accumulation et non comme un simple stade provisoire dans l’évolution téléologique vers un développement capitaliste intégral. Comme le soulignait l’un des précurseurs théoriques de la dépendance, A. G. Frank : « Le développement des uns (les pays du centre) ne peut se faire sans le sous-développement des autres (ceux de la périphérie)[9]. » En tant qu’effet théorique de la « décolonisation et du tiers-mondisme, mais peut-être avant tout de la révolution cubaine », cette théorie visait à dépasser le dualisme évolutionniste entre société traditionnelle et société moderne propre au développementisme occidental qui considérait dès l’après-guerre les périphéries comme « les formes embryonnaires (sous-développées) du capitalisme. » Comme l’affirme un autre précurseur de ces théorisations, Samir Amin : « Disons seulement que dès lors que la société – devenue en ce sens dépendante – est soumise à cette nouvelle fonction, elle perd son caractère “traditionnel” car ce n’est évidemment pas la fonction des sociétés traditionnelles véritables (c’est-à-dire précapitalistes) que de fournir de la main-d’œuvre à bon marché au capitalisme ! Tous les problèmes de la transformation des sociétés dites traditionnelles doivent être repensés dans ce cadre, sans référence au “dualisme”, c’est-à-dire à la prétendue juxtaposition d’une société “traditionnelle” autonome et d’une société “moderne” en extension[10]. » Au début des années soixante se produit donc un renversement critique du couple développement/sous-développement qui considère que l’économie « sous-développée » est la pièce d’une machine unique : « l’économie capitaliste mondiale[11] » dans laquelle « le développement de sa partie centrale causerait le sous-développement de sa périphérie[12]. » Même si l’essor des Tigers[13] oblige à réviser les interprétations les plus structuralistes de la dépendance qui, à la suite de Frank, « nient toute possibilité de développement capitaliste pour ces pays », cette approche permet cependant de saisir comment « les effets de la dépendance constituent au niveau local une situation de sous-développement[14]. »
Il faut distinguer une analyse conceptuelle de la dépendance fondée à partir des catégories de l’économie politique d’une description des facteurs socio-historiques qui déterminent concrètement le niveau de dépendance technologique, commerciale, financière ou culturelle. Le modèle théorique de Samir Amin fondé sur une révision du schéma marxien de reproduction du capital est fondamental pour comprendre les articulations structurelles de la dépendance sur le marché mondial.
Articulation principale du modèle autocentré
Amin avance en ce sens le modèle suivant :
Dans un système autocentré, « l’articulation déterminante […] est celle qui relie le secteur 2 (la production de biens de consommation “de masse”) au secteur 4 (la production de biens d’équipement destinés à permettre la production de 2). » Cette articulation correspond en effet au développement historique des centres capitalistes, comme le confirme la voie de développement de la triade composée de l’Europe, de l’Amérique du Nord et du Japon, régions auxquelles il faudrait sans doute ajouter aujourd’hui certains Tigers industrialisés. « Elle définit donc abstraitement le mode de production capitaliste “pur” et a été analysée, comme telle, dans le Capital », les secteurs 2 et 4 du modèle d’Amin renvoyant aux secteurs 2 et 1 dans le schéma de reproduction de Marx du livre II[15].
Afin de mieux saisir ce qu’il appelle, à la suite de Frank, « le développement du sous-développement[16] », Amin différencie deux phases du développement capitaliste autocentré. La première correspond à un capitalisme agraire, où la production agricole répond presque exclusivement à la hausse de la demande alimentaire nationale. Puis intervient une extension de la production vers des biens de consommation durables (électroménager, voitures, etc). Cette extension sera d’autant plus tardive qu’elle est « hautement consommatrice de capitaux et de main-d’œuvre qualifiée[17] » et nécessite donc un certain degré de développement des forces productives.

Articulation principale du modèle périphérique
Alors que le modèle autocentré repose sur l’articulation entre secteur 2 et secteur 4, le modèle périphérique est fondé sur celle entre le secteur 1 des biens d’exportation et le secteur 3 des biens de consommation de luxe : l’économie est structurée autour de secteurs exportateurs, principalement de produits primaires minéraux ou agricoles, à destination des centres.
La « relation objective entre la rémunération du travail et le niveau de développement des forces productives » propre aux centres disparaît ainsi complètement. Le taux d’exploitation sera aussi maximal dans le secteur exportateur que les conditions économiques, sociales et politiques le permettent. De plus, le niveau de développement des forces productives sera hétérogène alors qu’il est homogène de manière intersectorielle au Nord. Au Sud, seul le secteur exportateur profitera d’investissements productifs, le « reste de l’économie » demeurant arriéré pour maintenir les salaires au plus bas niveau.
Toutefois, du fait que la totalité du capital investi ne retourne pas immédiatement vers les centres, le développement du secteur exportateur finit par générer un marché intérieur. Celui-ci est d’autant plus limité que la faible rémunération du travail ne permet pas l’émergence d’une consommation locale de masse. Par ailleurs, « les méthodes mises en œuvre pour s’assurer une rémunération faible du travail sont fondées sur le renforcement de couches sociales locales parasitaires diverses qui remplissent la fonction de courroie de transmission : latifundiaires ici, koulaks là, bourgeoisie commerciale compradore, bureaucratie étatique, etc. Le marché interne sera donc fondé principalement sur la demande “de luxe” de ces couches sociales. »
Le modèle périphérique est donc caractérisé par « une articulation spécifique qui s’exprimera par la liaison secteur exportateur/consommation “de luxe”. » Les industrialisations par substitution d’importations susmentionnées commençaient ainsi par « la fin » comparé au développement historique des centres : ce sont des biens « durables » destinés à l’exportation qui seront produits en premier et absorbent les ressources nationales, ce qui entraîne une « distorsion essentielle […] au détriment du secteur 2 » ne bénéficiant d’aucune modernisation. Ainsi, la masse de la population locale ne pourra pas accéder à des biens de consommation bon marché tandis qu’une minorité tirera profit de cette position dans le commerce international.
Transfert de valeur du Sud au Nord
Or, quelle est la cause de cette spécialisation différentielle sur le marché du travail ? « La raison ultime, répond Amin, qui rend possible la création de ce secteur exportateur, doit être recherchée en direction d’une réponse à la question relative aux conditions qui en rendent l’établissement “rentable”. Le capital central national n’est nullement contraint d’émigrer par suite d’une insuffisance de débouchés possibles au centre ; mais il émigrera vers la périphérie s’il peut y obtenir une rémunération meilleure. » En diminuant le coût du capital constant (les matières premières extraites dans les périphéries) et du capital variable (les salaires et les produits alimentaires) dans la production, les centres capitalistes sont parvenus à redresser leur taux de profit. « C’est donc ici que s’insère la théorie nécessaire de l’échange inégal. »
Si, au cours d’une transaction, les marchandises échangées ont une quantité de valeur équivalente, alors d’où vient le profit ? Dans le Capital, Marx a résolu ce paradoxe apparent à l’aide du couple valeur d’usage/valeur d’échange. La survaleur n’est pas générée dans la sphère de la circulation mais dans celle de la production. Dans le cadre du travail salarié, le capital consomme la valeur d’usage de la force de travail qui produit non seulement la valeur nécessaire à sa reproduction mais également plus de valeur qu’elle n’en vaut, c’est-à-dire une quantité de valeur supérieure à celle qui lui est reversée sous forme de salaire. C’est en ce sens que l’échange entre force de travail et capital relève d’un échange inégal : « Le procès de la consommation de la force de travail est simultanément le procès de la production de marchandise et de la survaleur[18]. » Comme le souligne P. Mattick, l’analyse de l’origine de la survaleur située dans la sphère de production doit également s’appliquer à l’étude de l’échange inégal sur le marché mondial : « Les profits qui y sont générés doivent être dérivés objectivement des rapports du temps de travail. » Quel est donc le mécanisme de cet échange inégal sur le marché mondial ? « La réponse est qu’en l’occurrence, plus de travail est échangé contre moins de travail, les pays développés échangeant une plus petite quantité de valeur contre une quantité supérieure de la part des pays sous-développés », et en ce sens on peut parler d’une « inégale distribution de la survaleur[19]. » Selon Amin, « les exportations ne proviennent pas de secteurs “traditionnels” à faible productivité : les trois quarts de celles-ci proviennent de secteurs ultra-modernes à productivité élevée (pétrole, produits miniers, produits des plantations capitalistes modernes de la United Fruit, Unilever, Firestone etc.). Or, dans ces secteurs décisifs, la rémunération du travail, dont la productivité est égale à celle du centre, est plus faible qu’au centre (même si elle est relativement meilleure que dans les secteurs “traditionnels”), précisément parce que le capital y bénéficie des conditions propres au “marché du travail” dans les formations du capitalisme périphérique. Taux de survaleur élevé, productivité égale et péréquation du taux de profit à l’échelle mondiale déterminent un transfert de valeur de la périphérie vers le centre […][20] »
La mesure de la valeur est le temps de travail socialement nécessaire déterminé par le niveau de productivité du travail et Mattick souligne que cette mesure est aussi valable sur le marché mondial : « Puisque la détermination de la valeur par le temps de travail socialement nécessaire s’opère sur le marché mondial, les pays sous-développés doivent donner plus de valeurs d’usage contre moins de valeurs d’échange, plus de produits contre moins de produits ou plus de temps de travail contre moins de temps de travail. Les marchandises des pays à plus faible productivité contiennent un excès de temps de travail relativement au temps socialement nécessaire qui malgré tout entre dans l’échange[21]. » En ce sens, la prédominance de la survaleur relative au centre se fait au désavantage de la périphérie où règne une prédominance de la survaleur absolue. Dans la mesure où cet échange inégal contribue à la baisse des coûts de production dans les pays développés, cette asymétrie est fonctionnelle pour l’accumulation du capital. Pour abaisser ces coûts, les investissements du Nord vont se concentrer sur le secteur exportateur afin d’abaisser le prix des marchandises exportées. Sur fond de l’analyse de l’échange inégal permis par les inégalités entre le modèle autocentré et périphérique, nous pouvons comprendre comment la dépendance financière des pays des Suds aiguise encore cette dépendance structurelle de l’échange inégal. Les réformes exigées par le FMI et la Banque mondiale dans le cadre des Plans d’Ajustement Structurel (PAS) susmentionnés exigeaient notamment de favoriser l’industrialisation de l’agriculture en expropriant les petites cultures vivrières en faveur de l’exportation de produits agricoles.
Pendant la séquence de lutte 2019/2020, de nombreuses émeutes eurent lieu en Amérique latine et, après avoir exposé l’enjeu général de l’extractivisme, son histoire coloniale et post-coloniale ainsi que sa fonction à l’intérieur de l’économie-monde, il s’agira de clore cette réflexion par une focalisation sur l’histoire politique et sociale récente du continent qui fait écho à la problématique liée aux tentatives de sortir de l’extractivisme.

Luttes contemporaines en Amérique latine : préhistoire et fin du cycle progressiste
La lutte des classes me trouvera du côté de la bourgeoisie instruite.
John Maynard Keynes
Je ne suis pas psychiatre mais économiste, je ne comprends pas pourquoi il y a des manifestations.
Sergio de Castro, ministre de l’économie sous Pinochet
Les restructurations du Sud induites par les PAS du FMI ont d’abord conduit à la baisse des dépenses publiques et à l’augmentation des taux d’intérêt pendant les années quatre-vingt pour ensuite déboucher sur l’ouverture libérale des marchés et la flexibilisation du travail au cours des années quatre-vingt-dix. Les PAS spécifiquement latino-américains prévoyaient d’autres mesures supplémentaires : le plafonnement du déficit budgétaire par la suppression de la fonction publique, une augmentation des prix par l’abandon de subventions sur certains biens de première nécessité, le gel des salaires, l’augmentation des taux d’intérêt pour hausser le taux d’épargne, la dévaluation de la monnaie locale ainsi que des garanties d’investissement pour le capital étranger[22].
C’est dans ce contexte d’austérité et d’intensification de l’exploitation qu’a lieu un événement qui ouvrira la nouvelle séquence politique du progressismo latino-américain et qui nous rappelle avec force les émeutes du cycle 2019/2020. Le 27 février 1989 éclate la Caracazo, une grande insurrection dans la capitale vénézuélienne Caracas, suite à l’annonce du président Pérez, la veille, de l’augmentation de 30% du prix de l’essence et du doublement du tarif des transports publics. « La première vague de révoltes anti-FMI connut son apogée entre 1983 et 1985, et fut bientôt suivie d’une deuxième à partir de 1989 : […] à Caracas, une augmentation extrêmement impopulaire du prix de l’essence et des transports en commun – dictée par le FMI – déclencha une émeute menée par des chauffeurs de bus et des étudiants radicaux, et les matraques policières firent bientôt tourner la confrontation à la quasi-insurrection. Au cours de la semaine de Caracazo, des dizaines de milliers de pauvres descendirent de leurs barrios à flanc de montagne pour piller les centres commerciaux, incendier les voitures de luxe et construire des barricades. Au moins 400 personnes furent tuées[23]. » Si les émeutes latino-américaines actuelles qui se répandent du Chili en Équateur en passant par la Bolivie ressemblent à cette séquence, elles n’ont pourtant pas le même contenu, car elles viennent aujourd’hui ébranler ce à quoi elles ont indirectement contribué hier. En effet, dans les années 1980, ces luttes furent l’un des appuis des gouvernements auto-proclamés progressistes qui firent leur ascension après la séquence néolibérale du tournant du siècle.
Le cycle de luttes qui a pris place entre 1989 et 2006 a produit la chute des gouvernements libéraux dans nombre de pays latino-américains (Équateur, Argentine, Venezuela, Brésil, Bolivie) et s’est soldé par l’institutionnalisation étatique des movimientos populares qui se réfèrent souvent au caudillo national[24] dont Hugo Chavez demeure sans doute l’archétype. L’essor du chavisme en 1999 au Venezuela fut suivi par l’ascension présidentielle de Lula au Brésil en 2002, d’Evo Morales en Bolivie en 2005 et de Rafael Correa en Équateur en 2006. On peut résumer le progressismo par quatre grands traits caractéristiques : un renforcement de l’État ; des politiques sociales redistributives ; l’exploitation extractiviste de pétrole, de gaz, de mines ou de monocultures ; de grands projets d’infrastructures.
La période néolibérale en Amérique latine, souvent amorcée par des dictatures militaires comme dans le cas du « miracle chilien » porté par le coup d’État de Pinochet en 1973, s’est soldée par un échec des bourgeoisies locales à produire une base nationale d’accumulation. Quand les gouvernements progressistes reprennent l’État en main, ils profitent du succès apparent du modèle extractiviste qui bénéficie de la hausse conjoncturelle des prix de matières premières depuis 2003[25]. Or, ce que le progressismo a présenté comme fondé idéologiquement dans l’opposition contre le néolibéralisme a en vérité été rendu possible par ce que les économistes appellent le commodity super-cycle. Ainsi, le boom des matières premières a permis des excédents budgétaires qui ont autorisé des politiques redistributives. Entre 2002 et 2011, la valeur des biens et services exportés a augmenté de 37% en Amérique latine. Ceci est dû à l’augmentation des prix à l’exportation : l’enchérissement de 303% de l’énergie, de 143% des biens alimentaires et de 505% des minerais. La valeur des exportations latino-américaines a suivi une courbe exponentielle. Elle s’élève à 19 milliards de dollars en 1980, à 340 milliards en 2000 et à plus de 1 000 milliards en 2010. Cette évolution est étroitement corrélée à celle de la croissance chinoise, qui a suivi un taux annuel d’environ 10% entre 1980 et 2006[26].
Le progressismo a cependant gardé le même modèle de développement basé sur l’extractivisme sans investir davantage dans de nouvelles structures productives. Le Brésil, ancien précurseur industriel de la région, a ainsi connu une baisse du secteur manufacturier et une hausse des importations de biens de consommation en provenance de la Chine. Au Venezuela, la part du pétrole dans les exportations nationales a atteint un niveau historique de 95%. Seule l’Argentine a su étendre sa structure productive, en créant une nouvelle forme d’intégration régionale avec le Brésil : ce dernier lui échange ses pièces détachées automobiles contre ses produits électroménagers.
Cependant, le progressismo a théorisé une stratégie originale de modernisation de rattrapage qui fut appelée le neodesarrollismo. Il s’agit là d’une reprise contemporaine des politiques de substitution aux importations susmentionnées et de la volonté de créer une industrie compétitive sur le marché mondial. Ceci implique le recours aux subventions publiques et à de faibles niveaux de salaire pour atteindre des taux de croissance importants grâce à la paix sociale obtenue par l’identification des prolétaires avec leur État. Par mimétisme, on espérait donc reproduire le succès des économies Tigers qui menèrent cette politique avec succès entre les années 1960 et 1990. Or, cette stratégie s’est soldée par un échec colossal et la dépendance économique est plus grande que jamais. Le pétrole constituant la majorité des exportations latino-américaines, la dépendance s’est notamment construite vis-à-vis de la Chine à laquelle étaient destinées en 2013 près de 73% des exportations latino-américaines (dont la part de biens manufacturiers ne s’élève qu’à 6%)[27].
Au fond, le néo-extractivisme progressiste n’est pas si différent de l’extractivisme classique de la période néolibérale. Il s’est simplement revêtu d’oripeaux progressistes, tout en renforçant la reprimarisation de l’économie et le ralentissement de l’expansion industrielle. Couplé à la hausse des dépenses publiques, il s’apparente plutôt à un keynésianisme périphérique de gauche. À l’image des affirmations du vice-président bolivien Álvaro García Linera, le progressismo conçoit le neodesarrollismo comme une phase de transition et de sortie progressive de la dépendance périphérique qui est censée déboucher sur un développement national endogène. Si elle peut paraître alléchante sur le papier, cette démarche nie cependant les forces inertes du marché mondial et les places que ce dernier assigne aux pays dépendants dans la division internationale du travail. Il n’est pas anodin que le progressismo adopte comme modèle les Tigers. Seulement, leur voie de développement n’est pas généralisable à tous les États, à moins de concevoir la possibilité d’un dépassement de l’échange inégal dans le cadre du marché mondial.
Ainsi, d’un point de vue communiste, il est vain de reprocher la reprimarisation aux bourgeoisies progressistes, comme si la solution avait été que celles-ci industrialisent davantage. Il convient plutôt de déconstruire leurs promesses d’émancipation et de « seconde indépendance » comme une simple légitimation idéologique du statu quo extractiviste – comme une tentative réformiste de domestiquer la société de classe. Le progressismo se vante effectivement beaucoup de sa nature sociale. Or, en comparant l’évolution de la lutte contre la pauvreté en Colombie et en Équateur, on constate que le pays néolibéral devance le pays progressiste avec une réduction de 16,6% entre 2007-2014 contre seulement 14,2% en Équateur sous Correa. Ce que le progressismo présente comme un enjeu d’idéologie politique relève au fond de l’expansion économique du boom extractiviste, toutes couleurs politiques confondues. Tous les pays latino-américains sont marqués par une baisse de la pauvreté et des inégalités (mesurées à l’aide de l’indice de Gini) entre les années 1990 et les années 2000[28]. Si le gouvernement Correa a baissé le coefficient de Gini de 0,54 en 2007 à 0,46 à la fin de sa présidence en 2016, la part du PIB des 300 plus grandes entreprises équatoriennes a augmenté en parallèle[29]. Une version progressiste du partage keynésiano-fordiste des gains de productivité ? Le projet gestionnaire de la bourgeoisie d’État progressiste se cristallise également dans les politiques de logement, notamment en Équateur sous Correa : au nom de la lutte contre ce que Davis appelle « l’urbanisation pirate[30] » – les occupations sauvages dans les bidonvilles des mega– et hypercities – la police expulse à intervalles réguliers les quartiers pauvres, notamment à Guayaquil, la ville équatorienne la plus densément peuplée (2,3 millions d’habitant·es dont 70% au-dessous du seuil de pauvreté). Ainsi, en 2013, 1 500 policiers et militaires ont brûlé les cabanes de roseau du quartier de Monte Sinaí de Guyaquils pour faire place à la construction cynique de « cités du bien vivre », alors que ces logements publics sont hors de portée pour la plus grande partie du prolétariat paupérisé de Monte Sinaí dont 30% ne vit qu’avec 40 dollars par mois. De plus, ces constructions sont souvent éloignées des réseaux informels de survie et d’entraide du centre-ville, comme le montre le transfert forcé de 22 000 familles dans des logements à 50 kilomètres du centre-ville de Rio en 2016 à l’occasion des Jeux Olympiques. La police progressiste expulse ainsi au nom du buen vivir les bidonvilles sauvages pour y construire des ciudades del buen vivir qui ne font qu’isoler ses habitant·es, tout en créant des occasions d’investissement rentable pour le capital immobilier. Ses habitant·es sont par ailleurs privé·es des formes antérieures d’autosubsistance du bidonville où les petits champs et les animaux assuraient une partie de la reproduction[31].
Entre 2010 et 2015, une rupture entre les antagonismes de rue et les gouvernements commence à s’esquisser et c’est cette rupture que les émeutes de 2019/2020 en Bolivie, en Équateur et au Chili poussent à son paroxysme. Elles ont acté la fin du cycle progressiste en Amérique latine, dont la marge de manœuvre redistributive fut fragilisée par la récession de 2016 qui, rappelons-le, doit être interprétée comme la répercussion différée de la crise de 2008. Le « socialisme au XXIe siècle » proclamé par la bourgeoisie d’État extractiviste et keynésienne semble être une énième répétition du bureaucratisme du mouvement ouvrier du XXe siècle et montre plus que jamais l’aporie de la révolution conçue comme un processus de transition étatique. En l’occurrence, ce sont les grèves féministes et les luttes indigènes qui fournissent le bon correctif critique dans l’analyse de la situation politique en Amérique latine.

L’écologie de l’extractivisme
Si nous déterrons des choses précieuses de la terre, nous inviterons au désastre.
Prophétie amérindienne des Hopis d’Amérique du Nord[32]
Le mythe est déjà raison et la raison se retourne en mythologie.
Adorno et Horkheimer, Dialectique de la raison
Tant qu’il y aura encore un mendiant, il y aura encore du mythe.
Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle
Comme le montre la citation d’entrée de l’ex-président équatorien Correa, le progressisme a largement contribué à l’expansion de l’extractivisme, en se fondant sur un imaginaire productiviste invoquant de manière éclectique les « nations minières » de l’Union soviétique et le Manifeste du Parti communiste. Or, la poussée extractiviste se fait au détriment des communautés indigènes qui ont construit au fil du temps une résistance féroce contre les projets d’infrastructure extractivistes. Deux conflits sont particulièrement significatifs à cet égard : le conflit du Tipnis en Bolivie et le conflit d’Ishpingo en Équateur.
En 2011, le gouvernement bolivien annonça un projet de route traversant le territoire indigène et parc national Isiboro-Sécure (Tipnis) dans l’est du pays. L’objectif affiché était de faciliter les exportations vers le Brésil. Or, ce projet aurait coupé en deux la réserve Tipnis, terre ancestrale des ethnies Chiman, Mojeño et Yuracaré, et l’État prévoyait de déplacer la population locale de près de 15 000 indigènes. S’ensuivit un antagonisme indigène qui mobilisa 1 700 manifestants qui marchèrent vers La Paz en signe de protestation, mais le cortège fut violemment réprimé par 800 policiers, provoquant une large vague de protestations dans tout le pays. Suite au conflit, le président bolivien Evo Morales, surnommé « Evo l’Indien », retira le projet mais perdit considérablement en légitimité politique auprès de sa base politique indigène, malgré son identité de supposé « chantre de la fierté indienne » qui, en 2006 lors de la présidentielle, « a vanté ses racines aymara, arboré la whipala, le drapeau symbole des populations andines, inscrit dans la Constitution le caractère « plurinational » de l’État et reconnu 36 langues indiennes comme langues officielles[33]. » La lutte décoloniale ne s’arrête pas aux portes de la bourgeoisie locale habillée en poncho au parlement.
C’est cependant en Équateur que la criminalisation des mouvements sociaux fut la plus radicale. Cette dernière commence à la veille de l’assemblée constituante en 2007 où l’armée réprima des manifestations indigènes dans le village de Dayuma en Amazonie. Lors de l’assemblée constituante de 2008, un article environnemental a été ajouté à la constitution : « NOUS, peuple souverain de l’Équateur, […] célébrant la nature, la Pacha Mama, dont nous faisons partie et qui est vitale pour notre existence. […] Nous décidons de construire une nouvelle forme de vie en commun citoyenne, dans la diversité et l’harmonie avec la nature, pour atteindre au bien vivre, le sumak kawsay[34]. » Or, l’analyse matérialiste de l’écart entre le formalisme constitutionnel et la réalité sociale se voit confirmée concernant le mandat de Correa qui est marqué par de nombreux conflits avec l’organisation indigène CONAIE. En Équateur, 68% des champs pétrolifères nationaux se trouvent dans les territoires de populations indigènes, ce qui est le taux le plus élevé parmi tous les pays du bassin amazonien. Les indigènes ont notamment accusé l’entreprise Texaco « d’avoir déversé dans la nature 71 millions de litres de résidus pétroliers et 64 millions de litres de pétrole brut durant les 26 ans où l’entreprise opérait sur le territoire équatorien » mais la condamnation de Texaco en 2011 « à payer 9,5 milliards de dollars en réparation des ravages qu’elle a causés sur l’environnement » n’a jamais été appliquée en raison du manque d’actifs de l’entreprise en Équateur. L’impact sur la santé indigène est néfaste : « parmi les 1 579 familles consultées, 479 personnes de 384 familles présentent des cancers de différents types, en d’autres termes cela signifie qu’une famille sur quatre environ a au moins un membre malade ; 65 familles en ont deux, 15 familles en ont trois ; 82% des familles consultées ont précisé que l’eau à laquelle elles avaient accès était contaminée. » De plus, la communauté souffre « des conflits d’intérêt, de l’alcoolisme, de l’addiction à la drogue, et de la prostitution » depuis l’exploitation pétrolière.
L’extractivisme latino-américain a des conséquences sociales et écologiques dramatiques puisqu’il implique l’expropriation territoriale et la prolétarisation de populations indigènes ainsi qu’une dégradation considérable des conditions de santé. L’exemple argentin montre que les régions marquées par l’usage agricole du glyphosate affichent un taux de cancer cinq à sept fois plus élevé que la moyenne nationale[35]. Ensuite, sur le plan écologique, « exigeant un approvisionnement énergétique et hydrique important », l’extractivisme « implique la construction de nouvelles infrastructures telles que des routes, des barrages, etc. [qui] entraînent des dégâts environnementaux irréversibles : contamination de l’air, pollution des sources d’eau, dévastation de la biodiversité et de la fertilité des terres [qui] participe au réchauffement climatique[36]. » La destruction environnementale n’est pas cantonnée au sous-continent latino-américain car elle est consubstantielle à toute industrie extractive : en Irak, par exemple, « la province de Bassorah a longtemps été une zone agricole de première importance, réputée pour ses palmiers-dattiers. » Or, « des dizaines d’années de guerre, de bétonisation et de pollution industrielle – avec une incidence ad hoc de cancers pour sa population » l’ont transformée en enfer : « L’élévation du niveau de la mer du fait du réchauffement climatique et la baisse du débit des fleuves due à une irrigation intensive (construction de barrages en Turquie et en Iran, gaspillage en Irak), provoquent aujourd’hui une salinisation croissante des terres et des nappes phréatiques. » Ainsi, « le gouvernement a dû interdire les cultures trop consommatrices en eau douce telles que celles du maïs et du riz [ce qui] contribue, tout comme les expropriations de paysans pour l’extension des infrastructures pétrolières, à un important exode rural qui nourrit les bidonvilles et les quartiers informels de la banlieue de Bassorah[37]. »
Au bout du compte, puisque l’impact écologique des industries extractivistes du Sud a souvent pour conséquence une prolétarisation forcée des paysans et des indigènes, on assiste en vérité à une articulation entre l’effet de destruction écologique et l’effet de paupérisation des populations. Dans le même temps, la nouvelle demande en lithium de la part des capitalistes verts engagés dans la construction de voitures électriques pourrait profiter à certains pays comme le Chili ou l’Argentine, qui pourraient ainsi cyniquement intensifier l’extraction minière au nom de l’écologie. Le portail interministériel minéralinfo note « [qu’] aujourd’hui, le principal secteur tirant la vente de ces batteries est la production de véhicules électriques. La consommation totale de lithium pour cet usage est passée d’une part de marché de 20% en 2008 à près de 58% en 2018. Selon les prévisions, cette part pourrait passer à 85% en 2025 voire 2030 », la consommation totale du lithium ayant déjà augmenté de 138% entre 2008 et 2018.
Notre analyse vise à rendre possible une compréhension globale des conditions ayant façonné les soulèvements de 2019/2020, en articulant différents enjeux liés au modèle extractiviste suivant un ordre d’exposition allant du général au particulier : l’analyse de l’économie politique de la rente et de l’échange inégal a ainsi été succédée de l’histoire sociale et politique récente en Amérique latine, avec notamment une focale sur la question écologique en milieu extractiviste. Avec la fin du commodity super-cycle, un terme digne de la science-fiction qui auparavant assurait une phase de prospérité relative aux pays dépendants des exportations, les difficultés budgétaires de ces États se sont exacerbées et l’endettement public et privé a augmenté. Après une brève analyse marxienne du capital fictif, il s’agira d’articuler les soulèvements de 2019/2020 non seulement à la crise de l’extractivisme mais également à celle de la dette.
[1] « L’or, le nouveau pétrole du Soudan », Agence Ecofin, mai 2019 et « Où va la « révolution de décembre » au Soudan ? », Le Monde Diplomatique, mai 2020.
[2] Chiffres 2017/2018 sur objectif-import-export.fr ainsi que le Bilan du Monde 2019 ; tresor.economie.gouv.fr ; perspective.usherbrooke.ca.
[3] Puisque très peu de raffineries fonctionnent pour le compte des producteurs de pétrole eux-mêmes (8% en 2002 d’après T. Cosme, Moyen-Orient 1945-2002 : Histoire d’une lutte de classes, Senonevero, 2008).
[4] M. Auzanneau, Or Noir. La grande histoire du pétrole, La Découverte, 2015, pp. 158 et 164. L’auteur signifie par là qu’il n’y a pas de nationalité irakienne avant le roi Fayçal Ier. Au début du XXe siècle, l’Empire ottoman est fragilisé par les velléités coloniales russes et britanniques, ainsi que par l’opposition interne des Jeunes Turcs. Choisissant le camp allemand lors de la première guerre mondiale, il subit l’assaut des forces occidentales. Durant la guerre, les Anglais manipulent le chérif de La Mecque, le cheikh Hussayn Ibn’Ali, en lui promettant la création d’un État arabe en échange de son aide contre les Ottomans. Mais, au même moment, la déclaration Balfour vise la création d’un État national juif en Palestine et Français et Anglais se partagent secrètement le Moyen-Orient lors des accords Sykes-Picot (respectivement Liban et Syrie contre Irak, Jordanie et Palestine). Tout ce dont héritera Ibn’ali, ce sont deux royaumes fantoches pour ses fils : l’Irak et la Jordanie.
[5] A. Lipietz, Mirage et miracles, La Découverte, 1985.
[6] D. Machado et R. Zibechi, Cambiar el mundo desde arriba. Los límites del progresismo, 2016.
[7] M. Davis, Le pire des mondes possibles, La Découverte, 2007
[8] Ibid., voir « La mise au PAS du tiers monde »
[9] Dictionnaire critique du marxisme, PUF, 1998.
[10] S. Amin, « Le modèle théorique d’accumulation et de développement dans le monde contemporain. La problématique de transition », Tiers-Monde, tome 13, n° 52, 1972.
[11] S. Amin, L’accumulation à l’échelle mondiale, Anthropos, 1970, p. 38.
[12] Dictionnaire critique du marxisme, op. cit., p. 307
[13] Les Tigers regroupent quatre nouveaux pays industrialisés d’Asie de l’Est qui ont connu une forte croissance entre les années 1960 et 1990 : Hong Kong, Singapour, Taïwan et la Corée du Sud.
[14] Ibid., p. 300.
[15] S. Amin, art. cit.
[16] S. Amin, L’accumulation à l’échelle mondiale, p. 39.
[17] S. Amin, art.cit., pp. 706-707. Les citations qui suivent renvoient au même article.
[18] K. Marx, Le Capital, op. cit., p. 97.
[19] . P. Mattick, Economic Crisis and Crisis Theory, 1974. Nos traductions d’après marxists.org.
[20] S. Amin, op. cit., pp. 43-44.
[21] P. Mattick, op. cit.
[22] D. Machado, R. Zibechi, op. cit., p. 93.
[23] M. Davis, op. cit., p. 167. Voir aussi D. Machado et R. Zibechi, op. cit. pp. 7-8
[24] Le terme caudillo désigne un leader politique, idéologique et/ou militaire bénéficiant d’un fort appui populaire, ce qui le différencie d’un dictateur. Ce terme est transversal au paysage politique et fut revendiqué aussi bien par Franco que par Zapata.
[25] 37. D. Machado et R. Zibechi, op. cit., p. 31.
[26] Ibid., p. 119.
[27] Ibid., p. 32.
[28] Ibid., p. 152.
[29] Ibid., p. 162.
[30] M. Davis, op. cit., p. 39
[31] Ibid., pp. 159, 164.
[32] G. Reggio, Koyaanisqatsi, 1982.
[33] « En Bolivie, la route qui a coûté à Evo Morales le soutien des Indiens », Le Monde, septembre 2011.
[34] A. Brites Osorio de Oliveira, « Les droits de la nature dans le nouveau constitutionnalisme latino-améri cain à partir du regard de l’anthropologie juridique », Trayectorias Humanas Trascontinentales, 2018.
[35] D. Machado et R. Zibechi, op. cit., p. 33.
[36] « Lutter contre l’extractivisme », brochure de l’association France Amérique latine, accessible en ligne.
[37] T. Leoni, Irak, de l’émeute à l’impossible réforme. 2018- 2019, accessible en ligne sur son blog.