Retour sur les émeutes de 2019 (partie 3) : la dette et ses conséquences

C’est toujours dans le rapport immédiat de production entre le propriétaire de moyens de production et le producteur direct qu’il faut chercher le secret le plus profond, le fondement caché de tout l’édifice social et par conséquent de la forme politique que prend le rapport de souveraineté et d’indépendance, bref la forme spécifique que revêt l’État à une période donnée.

Karl Marx, Le Capital

La dette, en tant que problème du mode de production capitaliste, n’est ni un fantasme d’économistes bourgeois, ni le résultat d’une machination de financiers véreux. Dans sa dimension souveraine, c’est-à-dire comme dette de l’État, elle exprime la forte implication de l’État dans la circulation du capital, dans sa crise, ainsi que les liens organiques entre l’État et le capital pour la reproduction de ce dernier.

« L’État politique séparé »

La dette n’est pas la cause de la soumission des États au « capital financier » mais la conséquence, l’expression même de leur intégration au capital sous toutes ses formes (industrielle, commerciale, financière). Il est nécessaire de rappeler qu’opposer le « capital financier » aux autres formes sous lesquelles son mouvement le fait apparaître au cours de ses transformations successives n’est rien d’autre qu’une pure vue de l’esprit[1]. La naissance de l’État moderne, fort d’un pouvoir centralisé autour d’une autorité publique, s’est produite dans le même mouvement qui allait donner naissance au mode de production capitaliste. Dans les pays centraux de l’espace capitaliste, l’État moderne s’est constitué sur la base d’un processus de séparation d’avec la société civile. Le développement de cette dernière est le résultat de l’intensification des échanges marchands et du libre jeu des intérêts privés, dégagés des obligations de l’ancien régime. Contrairement à ce qui se produisait avec les anciennes classes exploiteuses, le capitaliste n’exerce pas une domination politique directe sur le prolétaire qu’il exploite. Dans le cours quotidien des relations de classe, la domination politique exercée par la bourgeoisie est magiquement occultée, et c’est par l’action de l’État que se produisent à la fois l’exercice et l’occultation cette domination. L’État devient un « État politique séparé » (Marx, Sur la question juive). Dans ce même mouvement de séparation de l’État et de la société civile émerge le citoyen libre et le travailleur libéré des moyens de production, obligé de vendre sa force de travail. L’État a eu son rôle à jouer dans la création de la nation et de l’espace national comme un « centre autonome » (Marx, Grundrisse) d’accumulation du capital articulé à un marché international ayant déjà une forte tendance à se constituer en marché mondial, la nation n’étant pas réellement grand-chose d’autre qu’un espace homogène d’accumulation sous le contrôle d’un État particulier. En même temps, l’individu se constitue en citoyen libre, libéré des obligations qui le soumettaient soit à un seigneur, soit à une corporation, soit à un ordre. Le capitalisme ne s’est pas contenté de produire et de reproduire des capitalistes et des prolétaires, il en a fait des citoyens supposément égaux, suffisamment égaux juridiquement pour échanger librement sur un marché. Cette fiction réelle (fiction d’égalité qui a un impact réel) est le fondement des échanges marchands et de la démocratie représentative ainsi que de la souveraineté elle aussi démocratique. Elle permet à l’État de se donner l’apparence de la neutralité dans la lutte des classes car il est l’émanation du choix opéré par des citoyens libres et égaux.

N’ayant pas perdu la marque de ses origines, l’État accompagne les mouvements et les soubresauts du capital, tout en maintenant la fiction d’une souveraineté politique démocratique, d’un espace de droit à l’échelle nationale. Dans son extension actuelle, le capital a atteint sa forme « naturelle » de capital mondial. Né dans le cadre de la formation d’un marché international dans lequel le capital national devait s’intégrer le plus favorablement possible, l’État capitaliste doit aujourd’hui gérer la contradiction grandissante entre le caractère « national » de la source de sa légitimité politique et le caractère international de la valorisation du capital dont il est lui-même la créature. Il n’a en réalité pas d’autre choix que de promouvoir un mouvement du capital qui vide de sa substance matérielle la base originelle de sa légitimité historique et politique. On ne peut plus aujourd’hui faire comme si l’évolution de l’économie « nationale » et l’action de l’État pour la promouvoir étaient déterminées par des considérations internes. « Le marché mondial n’est pas constitué par un grand nombre d’économies nationales qui se sont concentrées, c’est plutôt le marché mondial qui est organisé sous la forme d’une multitude d’économies nationales comme composantes internes[2]. » C’est en partant de l’économie mondiale que l’on peut comprendre ce que sont les économies nationales. L’État n’est de plus en plus que le relais de ce qu’exige l’intégration de l’espace national à l’espace économique mondialisé. Son rôle est de faire valoir ses capitaux nationaux dans la concurrence internationale du capital. Lorsqu’en octobre 2017, Emmanuel Macron reçoit à l’Élysée 21 représentants des plus grands groupes mondiaux de gestion d’actifs, dont Blackrock, les ministres, et le premier ministre en tête, perdent leur auréole gouvernementale pour devenir des pénitents attendant l’onction du saint capital.

Dans ces circonstances, la prétention étatique à représenter une communauté d’intérêt au-dessus ou en dehors de la lutte des classes, autrement dit le contenu réel de la souveraineté démocratique, devient plus illusoire que jamais.

La dette privée

Avant d’en venir à la dette publique (souveraine) proprement dite, un retour sur la dette privée nous permettra d’avancer vers une compréhension plus globale du problème. Nous avons déjà abordé plus haut la question du développement du crédit à la consommation comme réponse au problème de l’insuffisance de débouchés qui menace le procès de valorisation et d’accumulation du capital. On peut également l’expliquer par l’insuffisante rentabilité d’éventuels investissements productifs. Le développement du crédit à la consommation n’est qu’une partie de ce que l’on peut appeler la dette privée. Pour compléter le tableau, il faut aussi tenir compte de la dette des entreprises et plus encore de celle des institutions financières.

Les réformes néolibérales des années 1980 poursuivaient l’objectif de rétablir les taux de profit en augmentant le taux d’exploitation et en donnant au capital-argent la possibilité de se valoriser librement sans contrainte de règlement ni de frontière. De fait, le prolétariat a dû subir de violentes attaques remettant en cause les compromis de classe de l’époque fordiste, qui assurait au mouvement ouvrier une place garantie à la table de négociation avec le patronat et l’accès à la consommation de masse pour ses bastions centraux, grâce au partage des gains de productivité. Dans le même temps, on assistait à un boom de l’innovation financière pour compenser l’épuisement des investissements productifs.

En son temps, Marx qualifiait de « capital fictif »  les actions (titres de propriété) émises par les capitalistes industriels. Elles sont considérées comme des valeurs en elles-mêmes et vivent sur le marché boursier une vie indépendante du capital productif dont elles ne sont censées être qu’une représentation. À ce capital fictif originel se rajoute donc aujourd’hui des quantités massives de capital fictif au deuxième degré. Le développement massif de multiples formes de capital fictif est devenu une nécessité vitale pour le capital. À court et moyen terme, il permet aux capitalistes de ne pas vivre avec le cauchemar de se retrouver avec des masses d’argent qui ne leur rapportent rien. Il permet au capital-argent de se valoriser d’une manière apparemment indépendante du capital productif, et sans les contraintes et les risques de ce dernier. Il permet de pallier l’insuffisance du taux d’accumulation. À tout prendre, cette valorisation fictive vaut mieux que pas de valorisation du tout.

Le caractère fictif et non « réalisable » de ce capital financier est parfaitement illustré par les chiffres que donne l’Institute of International Finance : une dette mondiale qui, au troisième trimestre 2019, s’élève à 253 trillions de dollars – soit 253 milliards de milliards de dollars. Cette somme inimaginable, qui représente un simple jeu d’écriture mais qui a un impact bien réel sur l’économie, représente 322% du PIB mondial. Autrement dit, si toute la production devait servir uniquement à rembourser cette dette, cela prendrait plus de trois ans. Tout aussi réaliste serait la possibilité d’exploiter trois planètes Terre sans dépenser un dollar. De telles planètes ne sont pas disponibles, mais cela donne une petite idée du pillage de ressources environnementales que nécessiterait une croissance suffisante pour rembourser la dette. Reste aussi une dernière possibilité plus conforme à la logique du capital : faire que les prolétaires, damnés de la terre, travaillent trois fois plus ou pour trois fois rien. Voilà un aperçu de l’ampleur de la « soif vampirique de travail vivant » du capital en crise. Le vampire fictif veut du vrai sang : le « vampire qui suce la force de travail ne lâche pas prise tant qu’il y a encore un muscle, un nerf, une goutte de sang à exploiter[3]. »  

Le shadow banking et la titrisation

La prolifération du capital fictif au premier et au deuxième degré est le fruit de l’exceptionnelle inventivité des financiers dont l’imagination s’est déchaînée lors de la déréglementation complète amenée par l’ère néolibérale.

En principe, les banques n’ont pas le droit de détenir trop de créances douteuses, mais comme le monde capitaliste est bien fait, elles ont aussi une solution légale pour contourner cette obligation légale : c’est le « shadow banking. » Ces créances douteuses vont être sorties du bilan des banques et être intégrées à un panier global de titres financiers. Ce panier sera ensuite « structuré » en plusieurs produits financiers qui seront notés par les agences de notation. Plus les produits sont mal notés, plus le risque qu’ils représentent sont élevés et plus le niveau du taux d’intérêt qu’ils pourront rapporter à leurs heureux détenteurs sera élevé. Remarquons au passage que certains de ces titres douteux étaient malgré tout bien notés (les fameux AAA) par les agences de notation, ce qui rajoute une couche d’opacité à ce système bancaire de l’ombre. La magie de la titrisation devait supposément réduire les risques liés aux défauts de paiement des débiteurs les plus fragiles. Le principe de la titrisation consiste à transformer une reconnaissance de dette, une promesse de paiement, en un titre négociable sur le marché financier. Elle est supposée permettre de se couvrir contre le risque d’un défaut de paiement. Si une institution financière détient une reconnaissance de dette émise par une entreprise ou un particulier et que ce dernier n’a pas les moyens d’honorer cette dette, cela correspondra pour elle à une perte sèche. En intégrant cette reconnaissance de dette à un produit financier innovant composé de divers titres et en le revendant « à la découpe », le risque lié à un défaut de paiement est reporté, dilué sur l’ensemble des détenteurs du titre qui a été créé.

Le schéma que nous venons d’esquisser correspond parfaitement au déroulement de la crise de 2008 à la suite de laquelle les États se sont lourdement endettés pour sauver le système financier. Les crédits « subprimes » qui avaient été gracieusement accordés aux familles étasuniennes pauvres, en particulier aux familles afro-américaines, ont été titrisés et, sous cette forme, ils ont circulé sur l’ensemble de la planète financière. De cette manière, un risque local s’est transformé en risque global. Lorsqu’il est devenu évident pour un nombre significatif d’acteurs sur ces marchés que toute cette valeur ne pourrait jamais se réaliser dans la sphère productive, la bulle spéculative a éclaté.

Les mesures prises pour lutter contre la crise de 2008 ont favorisé la formation de nouvelles bulles financières. Les Banques centrales ont fortement diminué leur taux d’intérêt directeur, c’est-à-dire le taux auquel les banques de second rang peuvent se refinancer en empruntant auprès d’elles. Cette mesure devait empêcher un « credit crunch », c’est-à-dire un assèchement des circuits du crédit aux ménages et aux entreprises et un ralentissement encore plus important de l’activité. Elles ont également mené des politiques de Quantitative Easing (QE – assouplissement quantitatif) consistant à racheter massivement aux banques des titres en leur possession. De cette façon, les banques ont pu avoir un accès abondant à de l’argent liquide.

Les politiques de QE mises en œuvre par toutes les Banques centrales depuis la crise de 2008 favorisent l’endettement et la spéculation du fait des très faibles taux d’intérêt et du soutien que cela représente pour la valeur des titres financiers. Les rachats massifs de ces derniers par les banques centrales empêchent la baisse des cours. Le secteur financier s’endette pour spéculer et profiter d’un effet de levier. Plus les taux d’intérêt pratiqués par les banques centrales sont bas, plus les acteurs de ce secteur ont intérêt à emprunter. Les spéculateurs empruntent à bas coût pour monter des opérations hautement risquées mais extrêmement rentables. Les banques centrales ont alimenté la bulle spéculative, mais c’était le prix à payer.

Le capital ne peut se passer ni de l’accumulation de dettes, ni de la formation de bulles spéculatives. Pour sortir d’une crise, il doit nécessairement préparer la suivante : la « bulle » était absolument indispensable pour créer les conditions nécessaires qui ont permis au système, pendant un certain temps, d’être compatible avec la « reproduction sociale[4]. » Et la même histoire est en train de se reproduire sous nos yeux.

Du Nord au Sud : l’endettement est planétaire

Dans le même temps, les États ont de leur côté également dépensé massivement pour relancer l’activité. Ils n’ont pas non plus hésité à secourir les banques en difficulté, et cet effort a creusé leurs dettes. Aujourd’hui, la question de la dette menace l’Europe, et asphyxie bon nombre de pays de la périphérie. Les effets de la crise des années 1970 avaient déjà conduit les grands États capitalistes à connaître un régime inédit de dette permanente. L’accumulation de dettes publiques est, partout, et en particulier dans le Sud global, une menace pour les conditions de vie du prolétariat.

Par la violence des politiques d’austérité que le capital impose en son nom, la dette est un facteur potentiel de futures révoltes, autant qu’elle a pu l’être dans la période récente de l’embrasement mondial en 2019/2020. Selon notre observation, de nombreuses émeutes ont directement répondu aux politiques analogues d’États des Suds endettés cherchant à réduire les dépenses publiques, soit en introduisant de nouveaux dispositifs fiscaux de taxation proportionnelle, soit en supprimant d’anciennes subventions sur les biens de première nécessité. Dans son ensemble, cette double tendance mène à l’augmentation des prix et des coûts de reproduction du prolétariat. Dans le cas de l’Équateur, ces mesures constituent en effet des conditions exigées par le FMI afin d’obtenir un prêt. En outre, les révoltes en Algérie et en Irak sont surdéterminées par des enjeux directement politiques:

En Algérie, les premières manifestations à partir du 16 février 2019 sont déclenchées par l’annonce de la candidature de Bouteflika à un cinquième mandat présidentiel. Bouteflika démissionne et la mise en place d’un gouvernement de transition est décidée, suivie de nouvelles élections et de l’arrivée au pouvoir d’un nouveau président le 19 décembre 2019, Abdelmadjid Tebboune. La mainmise de l’armée et du FLN sur la réalité du pouvoir est maintenue.

En Irak, les émeutes qui commencent dès le 1er octobre partent aussi d’un déclencheur plus explicitement politique : d’une part, la répression violente d’une manifestation de diplômés le 25 septembre, et la mise à l’écart du très populaire général Abdel-Wahab Al-Saedi, commandant de l’Iraqi Counter-Terrorism Force qui avait repris Mossoul à Daesh, par le gouvernement le 27 septembre. Alors que le premier ministre Adel Abdel-Mehdi démissionne le 30 novembre, la répression fait des centaines de morts.

Les autres pays confirment cependant notre grille d’analyse axée sur une problématique fiscale :

Au Soudan, c’est le triplement du prix du pain par le régime d’Omar el-Bechir qui a catalysé les tensions sociales. L’insurrection soudanaise qui éclate le 19 décembre 2018 est le résultat de décennies de « préceptes néolibéraux consistant à renflouer les caisses publiques en faisant payer les plus pauvres[5]. » Les émeutes aujourd’hui appelées « révolution de décembre » commencent dans la soirée du 18 décembre. La séquence de lutte mène à la chute du pouvoir d’el-Bechir par un coup d’État le 11 avril et l’instauration d’un gouvernement de transition. La répression a fait des centaines de morts et se poursuit après la chute d’el-Bechir, le mouvement continuant à affronter la junte militaire et ses alliés. D’un point de vue immédiat, le soulèvement a obtenu gain de cause : le gouvernement a dû faire machine arrière face à la colère populaire et maintenir les subventions sur le prix du pain ou du carburant.

En Équateur, les révoltes se déclenchent suite à la décision du gouvernement de Lenín Moreno d’augmenter de 24% le prix de l’essence et de 118% le prix du diesel. C’est ici que l’intrication entre un État du Sud endetté de près de 65 milliards de dollars (soit plus de 60% du PIB) et la dépendance financière avec les institutions monétaires du Nord est la plus évidente : annoncée le 1er octobre, la réforme entre en vigueur deux jours plus tard et fait partie d’une série de réformes plus large planifiée à la suite d’un accord avec le FMI pour obtenir un prêt. Le mouvement débute le 2 octobre à la suite d’un appel à la grève de la CONAIE susmentionnée et de trois autres organisations. Le décret est retiré le 13 octobre, mettant fin au mouvement. Les affrontements font dix morts et des milliers de blessé·es.

Au Chili, le décret du 6 octobre 2019 augmente de 30 pesos chiliens le prix des tickets de bus et de train en heure de pointe, notamment dans le métro de Santiago. Il y avait déjà eu une première augmentation en janvier 2019, ce qui représente une augmentation totale de 4%. Les manifestations commencent le 7 octobre par des evasiones masivas, durant lesquelles des dizaines de personnes, menées par des étudiant·es de l’Instituto Nacional, fraudent collectivement à la station Universidad de Chile. Ces evasiones se diffusent dans les jours suivants, et s’élargissent en un mouvement national de manifestations et de blocages. La répression fera des dizaines de morts et des milliers de blessé·es, notamment par armes à feu. Le gouvernement de Piñera annonce le 2 décembre un plan de soutien à l’économie de 5,5 milliards de dollars américains pour 2020, comprenant notamment une prime de 60 dollars aux 1,3 millions de familles les plus pauvres. La rédaction d’une nouvelle constitution pour remplacer la constitution héritée de Pinochet fut décidée, le gouvernement remanié et une hausse des minimas vieillesse appliquée.

Au Liban, c’est l’annonce d’une taxe de 20 cents (soit 18 centimes) sur les appels WhatsApp et autres services de communication gratuits, premier moyen de communication au Liban, qui mit l’étincelle aux émeutes dès le 17 octobre. La taxe sera finalement abandonnée mais le gouvernement de Hariri se voit malgré tout contraint de démissionner le 29 octobre.

En Iran, l’augmentation de 50% à 1 500 tomans (11 centimes d’euros) pour les 60 premiers litres d’essence achetés chaque mois, mais de 300% pour les litres suivants, soit 22 centimes d’euros, met le feu au pays dès le 15 novembre. Le pays était parmi ceux où l’essence était le moins cher au monde. Malgré la censure gouvernementale, on recense de 300 à peut-être plus de 1 500 morts de la répression, et quelques mesures d’apaisement sont annoncées par le Guide suprême qui accorde des compensations financières aux familles de certaines victimes, et des condamnations légères pour les manifestants visés par les chefs d’accusations les moins graves.

Même si l’austérité est une constante de l’ère néolibérale, elle prend un caractère particulièrement sévère pour les pays qui, du fait de leur endettement excessif, sont contraints de passer sous la coupe du FMI.

La dette a partout des causes communes qui sont à chercher dans les besoins mêmes de l’accumulation du capital. Cela n’empêche pas que, dans les différentes aires d’accumulation, elle a des causes et des conséquences spécifiques, notamment dans la manière dont elle se répercute dans la lutte des classes et dans la forme politique de l’État. Si, dans les pays centraux de l’accumulation capitaliste, le caractère démocratique de l’État peut se maintenir, au moins au niveau du discours et de l’apparence, il n’en va pas toujours ainsi dans les aires périphériques. Pour paraphraser Stanley Moore, l’exploitation capitaliste dans ces pays n’ayant pas nécessairement la forme d’un échange équitable – « A fair day’s wage for a fair day’s work » comme le soutenait le mouvement ouvrier anglais au début du XIXe siècle – cela se traduit politiquement par une forme de dictature du capital dont la forme est rarement démocratique. Quand c’est le cas, elle s’en débarrasse plus promptement et plus ouvertement que dans les pays capitalistes centraux. Lorsqu’il est imposé aux pays périphériques de rembourser coûte que coûte leur dette extérieure, il leur est également plus difficile de maintenir l’apparence d’une souveraineté nationale indépendante du capital. Ainsi, par exemple, le gouvernement kényan a failli perdre le contrôle du port de Mombassa qui servait de garantie pour le financement par la Chine d’une ligne de train rapide[6]. Pendant ce temps, dans les cinq premiers mois de l’année 2020, 109 pays dits « émergents » avaient déjà fait appel à l’aide du FMI. Des chiffres qui donnent le vertige : rien que cette année (2020), le continent africain doit au total rembourser 44 milliards de dollars à ses créanciers extérieurs. Pour certains pays du continent, le service de la dette représente une part très importante de leurs recettes : 42% pour l’Angola, 39,1% pour le Ghana[7]. Ces pays ont d’autant plus de mal à faire face à la situation qu’ils ne peuvent guère compter sur des dynamiques internes d’accumulation du capital, puisque leur agriculture vivrière ainsi que leur production artisanale et industrielle ont la plupart du temps été balayées par des décennies de libre-échange imposées par les institutions internationales[8].

L’analyse de la lutte des classes dans les pays des Suds doit ainsi tenir ensemble deux niveaux irréductibles l’un à l’autre. La critique de l’échange inégal entre force de travail et capital doit toujours être articulée à celle de la surdétermination structurelle de cette asymétrie fondamentale par l’échange inégal entre le Nord et le Sud.

Epilogue : For the loser now Will be later to win ?

Give me back the Berlin wall

Give me Stalin and St. Paul

Give me Christ

Or give me Hiroshima

Destroy another fetus now

We don’t like children anyhow

I’ve seen the future, baby : It is murder

Leonard Cohen, The Future

Il s’agissait de statuer sur le contenu commun qui se fait jour dans le nouveau cycle de luttes et nous avons désormais quelques éléments de réponse. Ces éléments sont des interprétations qui doivent être entendues comme des hypothèses.

Au fond, la séquence politique nous semble être travaillée par un ensemble de déterminations économiques, politiques et sociales qui constituent des médiations historiques spécifiques de ce que nous avons distingué comme une approche marxiste de la crise. Nous avons voulu montrer le conditionnement réciproque de l’ébranlement de l’économie politique de l’extractivisme ainsi que les remises en cause de la souveraineté et de la dette, qui donnent lieu à une crise de reproduction ou de subsistance du prolétariat ouvrier et surnuméraire du Sud par l’intermédiaire de divers dispositifs qui alourdissent les coûts de la vie. Ce qui est en cause, du Chili où augmentent les prix du métro, à l’Iran, l’Équateur et le Soudan où c’est le prix du pain ou du carburant qui est en hausse, en passant par le Liban où une taxation des communications numériques était planifiée, c’est une lutte de survie contre la vie chère. Mais comme il n’existe rien d’absolument nouveau et que tout changement est médiatisé par la continuité, ce cycle de luttes a été précédé par d’autres antagonismes annonciateurs : comme cela a été souligné en lien avec l’analyse du mouvement antifiscal des Gilets Jaunes en France, « les émeutes liées aux coûts du transport obligatoire sont un point de fixation de notre présent, depuis le retrait des subventions sur les carburants qui ont provoqué des émeutes nationales en Haïti [2018] jusqu’aux protestations répétées au Mexique [en 2017] et ailleurs contre le gasolinazo, en passant par l’insurrection qu’a déchaîné une augmentation des tarifs d’autobus au Brésil [en 2013]. Dès lors que le transport est devenu une question de survie, son coût devient affaire de subsistance et un terreau de révolte. » Cela n’enlève rien au caractère de rupture, tel un saut qualitatif dans le présent, de cette nouvelle séquence, en raison de la démultiplication synchronisée des luttes de subsistance anti-fiscales de la part de certaines catégories superflues du prolétariat périphérique, constituant « une surpopulation par rapport au besoin de valorisation momentané du capital », comme disait Marx dans Le Capital. Ces émeutes posent la question du prix juste des marchandises nécessaires à la reproduction – et donc de cette marchandise particulière qu’est la force de travail – qui nous rappelle que les lois économiques ne sont pas des données objectives positives mais qu’elles sont en dernière instance l’expression de rapports d’exploitation et de domination, ceci contre la « foi d’anciens économistes » qui stipulent que « le prix automatiquement déterminé par le “libre jeu de l’offre et de la demande” est la justice même[9]. » C’est en ce sens que les soulèvements massifs et violents du prolétariat que nous avons vu se succéder constituent une critique pratique de l’économie. Or, de la même façon que le taux d’exploitation est une affaire de quantités de survaleur, les émeutes ne peuvent que rendre les prix un peu plus justes, car le prix de la force de travail ne pourra jamais être parfaitement juste en raison de la nature même du rapport salarial caractérisé par l’échange inégal.

Sans doute n’avons-nous pas suffisamment insisté sur l’une des causes structurelles de l’origine des émeutes passées : la faible intégration du prolétariat périphérique qui est particulièrement pris dans une dynamique de « surnumérisation relative » (Marx). Expliquer les soulèvements de 2019/2020 en ce sens nécessiterait de produire une analyse du concept de surpopulation relative et de son statut pour la critique de l’économie politique en général ainsi que de faire l’histoire des causes réelles de la surnumérisation dans l’économie-monde, en particulier concernant les pays des Suds[10]. Une telle analyse pourrait venir compléter notre hypothèse de la détermination réciproque entre les crises du modèle extractiviste, de la souveraineté et de la dette ainsi que des surnuméraires. La théorie et l’histoire de l’émeute comme forme d’action collective n’ont davantage pas trouvé leur place dans l’analyse des révoltes récentes, ni l’analyse de la différence et de la continuité des formes de luttes comme les manifestations, les rassemblements et les émeutes. Enfin, l’analyse devrait également intégrer la montée de l’extrême droite, illustrée par l’essor de Bolsonaro au Brésil ou le coup d’État en Bolivie (désormais vaincu par la victoire électorale récente du Movimiento al Socialismo) : « En parallèle, la réorganisation des droites sociales, politiques et religieuses, la montée des extrêmes droites, la multiplication des défaites électorales, mais aussi des coups d’État parlementaires, sont désormais un fait majeur. L’immense crise au Venezuela et l’ascension de Jair Bolsonaro au Brésil sont deux exemples de cette dangereuse conjoncture[11]. » Enfin, la très forte visibilité des femmes dans certains soulèvements en 2019 comme au Chili exige de comprendre les récentes révoltes antifiscales dans les pays dépendants sur le fond d’une problématique de genre : les Chiliennes ont en ce sens anticipé au moyen de l’hymne devenu désormais mondial Un violador en tu camino les violences sexualisées que les appareils d’État n’hésiteront pas à exercer comme moyen de répression patriarcale.

Il est probable que la fin du cycle progressiste en Amérique latine donnera lieu à une séquence de polarisation radicale entre l’extrême droite d’un côté et les émeutes, les luttes féministes et la résistance indigène de l’autre. Avec la différence que le progressismo a désormais perdu en capacité de cooptation parlementaire vis-à-vis de ces derniers. Nous lançons ces pistes de réflexions comme des bouteilles à la mer : le travail théorique reste à faire. Ce travail devra accompagner les luttes qui vont sans doute s’intensifier en raison des effets de paupérisation provoqués par la crise du COVID-19. Selon la Banque mondiale, l’économie mondiale va se contracter de 5 à 8% en cette année pandémique, provoquant une première augmentation mondiale de la pauvreté depuis 1998[12]. Parions que la dernière vague de soulèvements ne soit, à son tour, que le signe annonciateur de révoltes à venir d’une ampleur sans précédent.


[1] « Le capital-argent est principalement la manière dont le capital industriel se socialise, c’est-à-dire la  manière dont la propriété des moyens de production individuels est transformée en propriété collective de la  classe capitaliste ». Voir S. Tombazos, Crise Mondiale et Reproduction du Capital, op. cit.

[2] C. von Braunmühl, « On the analysis of the bourgeois nation state within the world market context », State and  Capital : A Marxist Debate, J. Holloway et S. Picciotti, Hodder & Stoughton, 1978.

[3] K. Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., pp. 287 et 526.

[4] S. Tombazos, Crise mondiale et reproduction du capital.

[5] G. Achcar, Où va la “révolution de décembre” au Soudan ?, Le Monde Diplomatique, mai 2020.

[6] M. Orange, « Une gigantesque crise menace les pays  émergents », Médiapart, mai 2020.

[7] F. Pigeaud, « L’Afrique asphyxiée par sa dette exté rieure », Médiapart, avril 2020.

[8] M. Orange, art. cit.

[9] G. Tarde, Psychologie économique, Alcan, 1902.  

[10] Voir l’analyse historique d’A. Benanav dans A Global  History of Unemployment (University of California, 2015) qui constate «  l’augmentation mondiale des surpopulations, principalement depuis la deuxième guerre mondiale. » Cette situation est due, d’une part, à une suroffre du travail en raison des mécanismes de « prolétarisation  démographique » et de mécanisation capitaliste de l’agriculture et, d’autre part, à une sous-demande du travail  causée par une dynamique mondiale de surcapacités industrielles provoquant une désindustrialisation.

[11] F. Gaudichaud, J. R. Webber, M. Modonesi, Fin de  partie ?, Syllepse, 2020.  

[12] « Covid-19 will push millions in middle-income nations into poverty », Financial Times, octobre 2020.

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