Marx et la critique de l’économie politique (épisode 3)

Troisième et dernier épisode de notre série consacrée à la critique de l’économie politique chez Marx (épisode 1 et épisode 2). Jusqu’à présent, il n’a été question que de l’analyse de la théorie de la valeur et de l’exploitation de la force de travail dans le procès de production immédiat. Les conclusions des épisodes précédents peuvent se résumer à ces deux énoncés :

• La forme marchandise est l’unité d’une valeur d’usage et d’une valeur, la valeur étant l’expression du travail abstrait.
• Sous le capitalisme, le surtravail prend la forme de survaleur. Celle-ci pouvant se distinguer en survaleur absolue et en survaleur relative.

Ajoutons que ce deuxième énoncé nous indique qu’on ne peut comprendre l’exploitation sous le mode de production capitaliste sans faire intervenir la théorie de la valeur. En effet, le concept de survaleur n’indique rien d’autre que la nature spécifique de la valeur produite par les prolétaires pour le bénéfice des capitalistes. Toutefois, si l’on s’en tient à ces seules catégories, on ne peut aboutir à une théorie complète de la totalité sociale que constitue le mode de production capitaliste. On ne peut en effet comprendre les catégories à partir desquels les capitalistes eux-mêmes pensent le monde dans lequel ils vivent. Nous l’avons vu, les processus décrits par la théorie marxienne de la valeur se déroulent « derrière le dos des sujets » (voir la partie I). Rendre la théorie complète, c’est alors remonter à ce qui se produit dans la conscience des acteurs, c’est donc, par exemple, comprendre les réalités que constituent des concepts mobilisés par les capitalistes eux-mêmes comme ceux de « coût de production » de « taux de profit » ou encore de « prix de production ».
Nous sommes alors confrontés à de nouveaux problèmes. Le premier est celui du rapport entre taux de survaleur et taux de profit. Le second est celui entre valeur d’échange et prix de production. La résolution de ces deux problèmes nous conduira finalement à l’analyse d’une dernière catégorie : celle du surprofit.

La concurrence inter-capitaliste

Coût de production et taux de profit

Marx définit le capital comme un processus de valorisation de la valeur. D’une quantité d’argent donnée, un capitaliste en tire une quantité d’argent supérieure. C’est ce qu’indique le circuit A-M-A’ (argent – marchandise – argent en quantité supérieure). Nous l’avons vu précédemment, cette quantité d’argent supérieure à la somme initialement avancée, le capitaliste la reçoit de l’exploitation de la force de travail. Or, pour mettre cette force de travail à son service pour produire un certain type de marchandise, le capitaliste doit non seulement utiliser une partie de son capital pour payer les salaires, mais il doit aussi en utiliser une autre pour payer les moyens de production. Ces deux parties (salaires et moyens de production) correspondent à la partition que nous avons vue précédemment entre capital variable et capital constant.

Pour le capitaliste, la question de savoir si c’est la force de travail ou les moyens de production qui sont à l’origine de la survaleur ne l’intéresse pas. Pour lui, la seule question est de savoir si le capital avancé initialement lui rapportera une somme d’argent d’une valeur supérieure. C’est la raison pour laquelle Marx dit que le partage entre capital constant et capital variable n’a pas lieu d’être pour le capitaliste. Pour le dire dans des termes techniques, le capitaliste n’a aucune connaissance de la composition organique du capital, ce qui l’intéresse ce n’est que la composition technique, autrement dit la différence entre le capital fixe, c’est-à-dire les machines qui ne s’usent qu’au bout d’un certain nombre de procès de production, et le capital circulant, c’est-à-dire les moyens de production intégralement consommés à chaque procès de production (matières premières, carburants…) et les salaires.

Si la composition organique du capital n’intéresse pas le capitaliste, on voit donc que la partition de la valeur de la marchandise en c+v+s (partie de la valeur du capital constant transférée à la marchandise + partie de la valeur correspondant au salaire + partie de la survaleur) ne l’intéresse pas non plus. Le capitaliste ne distingue pas dans le produit la partie correspondant à c et celle correspondant à v, toutes deux sont confondues dans la notion de coût de production.

Qu’est-ce donc que le coût de production d’une marchandise ? Il ne s’agit de rien d’autre que de la valeur qu’il a été nécessaire de dépenser pour produire cette marchandise. Cette donnée intéresse le capitaliste pour la simple et bonne raison que le profit obtenu par le capitaliste est indiqué par la différence entre le coût de production et le prix de production.
Pour le capitaliste, la valeur de la marchandise se partage donc en coût de production + survaleur.

Dans la mesure où le capitaliste ne se préoccupe pas de savoir d’où vient réellement la survaleur, il va rapporter cette survaleur non pas à la seule valeur de la force de travail, mais à l’intégralité du capital avancé. La formule qui intéresse le capitaliste, ce n’est donc pas celle qui mesure le taux de survaleur (s/v), mais celle qui rapporte la survaleur à tout le capital (s/C) et que Marx appelle le taux de profit. Si l’on décortique la formule du taux de profit, on peut voir que celle-ci cache en elle le taux de survaleur, puisque C correspond à la somme du capital constant (c) et du capital variable (v).

La formule du taux de profit (que nous nommons ici p’) et donc : p’ = s/(c+v)

Marx dit alors que le taux de profit est la « forme mystifiée » du taux de survaleur, puisque celle-ci masque au capitaliste le fait que la survaleur ne provient que de l’exploitation de la force de travail, dont la valeur est représentée par v (le capital variable).

Taux de profit général et prix de production

Nous sommes maintenant amenés à aborder l’une des parties les plus épineuses de la théorie marxienne de la valeur, celle de la transformation des valeurs d’échange en prix de production. Dans le livre I du Capital, Marx nous avait avertis du fait qu’en réalité, les marchandises n’étaient jamais vendues à leur stricte valeur, mais que pour les besoins de l’exposition théorique il était nécessaire de tenir prix et valeur pour identiques.
À partir de la deuxième section du livre III du Capital, Marx est conduit à lever cette identité. Nous allons voir pourquoi.

Comme nous l’avons vu, le taux de profit s’obtient par la formule s/(c+v). Une telle formule nous indique d’emblée que plus c grossit par rapport à v, plus le taux de profit est faible. Ainsi, pour trois capitaux d’une valeur égale, employant une force de travail au même taux de survaleur, mais engagés dans des branches de production de composition organique distincte, nous nous trouvons devant trois taux de profits différents.

On sait que les branches de production dans lesquelles peuvent s’engager les capitalistes ont des compositions très variées, pour la simple et bonne raison que la valeur des moyens de production nécessaires pour produire certaines marchandises est plus importante que pour d’autres. Dans notre tableau, on voit que le capitaliste B a besoin de plus de travailleurs pour moins de capital constant que le capitaliste A, tandis que le capitaliste C en a besoin d’encore moins. Pour le dire dans des termes techniques, on voit que la composition organique du capital C est plus élevée que la composition des capitaux A et B.

Ce que montre également ce tableau, c’est que les capitalistes engagés dans des branches où la composition organique est élevée seraient condamnés à des taux de profit moins importants si les marchandises qui y étaient produites étaient vendues à leur juste valeur. Or, pour Marx, l’existence d’une telle disparité entre les taux de profit ne peut exister sans que cela ne remette en cause l’existence même du système capitaliste.

En somme, les marchandises ne peuvent être vendues à leur valeur sans que cela ne conduise à des disparités trop importantes dans les taux de profit, disparités auxquelles le capitalisme ne pourrait survivre. Dans la réalité, les capitalistes sont attirés par les branches où le taux de profit est le plus élevé, et expulsés de ceux où il est le plus bas. Ces transferts perpétuels de capitaux conduisent à une tendance à l’égalisation des taux de profit. Les taux de profit de chaque branche se ramènent donc à un taux de profit général qui est déterminé par le rapport entre la totalité de la survaleur produite par la société et la totalité du capital engagé pour la produire. Comment-cela est-il possible ?

Une marchandise correspond à un besoin social, elle répond à une demande solvable. Plus le besoin social est élevé, plus il y a de chances que cette marchandise soit vendue dans de grandes quantités. L’augmentation de la demande peut donc inciter les capitalistes à augmenter les prix. À l’inverse, lorsque la demande est faible, les capitalistes sont amenés à baisser les prix de leurs marchandises pour qu’elles trouvent acquéreur. Les prix des marchandises se modifient donc suivant le jeu de l’offre et de la demande. C’est en ce sens qu’il y a lieu de parler avec Marx d’une « transformation des valeurs d’échange en prix de production ».
Or, affirmer cela revient-il à renier dans son ensemble la théorie de la valeur développée précédemment ? Pour Marx c’est tout le contraire. En effet, si la loi de l’offre et de la demande explique la variation des prix des marchandises, elle n’explique aucunement ce qui détermine ce prix de production dès lors que l’offre et la demande coïncident. Lorsque l’offre et la demande se compensent, le prix de production de la marchandise est identique à sa valeur, il correspond donc au temps de travail socialement nécessaire à sa production.

Prix moyen et surprofit

Dire que le prix de production d’une marchandise diffère en plus ou en moins de sa valeur revient à affirmer que la survaleur obtenue par le capitaliste individuel ne correspond pas exactement à celle produite par les travailleurs qu’il met directement à son service. Si le prix de production d’une marchandise est inférieur à sa valeur, alors une partie de la survaleur produite par les travailleurs ne revient pas au capitaliste qui vend cette marchandise, mais tombe entre les mains d’un autre capitaliste. De la même manière, un capitaliste vendant une marchandise à un prix de production supérieur à sa valeur reçoit de la survaleur créée par un autre capitaliste. Il faut donc dire qu’il y a une différence entre profit et survaleur. Le profit obtenu par le capitaliste n’est pas égal à la survaleur produite par les travailleurs qu’il met directement à son service. Le prix de production d’une marchandise n’est pas en effet la somme du coût de production et de la survaleur. Reste donc à déterminer les lois qui définissent l’obtention des profits individuels par les capitalistes. Marx en relève deux : celle qui régit l’obtention d’un profit moyen et celle qui régit l’obtention d’un surprofit.

Le profit moyen

Nous avons vu que le transfert de capitaux entre les branches entraîne une égalisation des taux de profit. Tous les secteurs de la production capitaliste tendent vers un unique taux de profit : le taux de profit général. Cela est possible dans la mesure où les marchandises ne sont pas vendues à leur valeur mais à leur prix de production. Si un capitaliste s’engage dans une branche de production, il a donc toutes les raisons d’espérer obtenir un profit moyen, c’est-à-dire un profit déterminé par le rapport entre le capital qu’il a investi et le taux de profit général.

La formule utilisée par Marx pour déterminer le profit moyen est la suivante : p = pr * p’

Où p = profit moyen ; pr = coût de production 1 ; p’ = taux de profit général.

Donc, si un capitaliste investit 100 euros dans une entreprise et que le taux de profit est à 20 %, le profit qu’il obtient est de 100*(20/100) = 20 euros.

Dans cette opération, on ne tient pas compte de la composition organique du capital puisque, comme on l’a dit, avec la transformation des valeurs en prix de production, les profits qu’obtiennent les capitalistes individuels ne dépendent pas du travail qu’ils mettent directement à leur service, mais dépendent du taux de profit général.
Ainsi, ce capital de 100 euros peut se diviser en 80c+20v ; 70c+30v ou 85c+15v, si le taux de profit est toujours de 20 %, le profit moyen sera également de 20.

Le tableau suivant nous montre comment la transformation des valeurs en prix permet l’établissement d’un taux de profit général et d’un profit moyen :

Dans ce tableau nous voyons que :
• Le capitaliste A vend ses marchandises à un prix en dessous de leur valeur (écart de -5)
• Le capitaliste B vend ses marchandises à leur valeur (le prix et la valeur sont identiques)
• Le capitaliste C vend ses marchandises à un prix supérieur à leur valeur (écart de +5)

La formation du taux de profit général indique donc que les capitalistes peuvent espérer obtenir avec le même capital la même quantité de profit quelle que soit la branche dans laquelle ils investissent. Ici, les 100 euros avancés initialement se transforment en 120 euros.

En outre, nous voyons que le capitaliste B vend ses marchandises à leur valeur exacte. Pourquoi ? Parce que la composition organique de ce capital correspond à la composition organique moyenne, celle qui détermine le taux de profit général. Pour finir, nous voyons que les écarts entre valeur et prix se compensent ; d’un côté l’écart est de -5, de l’autre il est de +5. Ici, nous n’avons tenu compte que de trois branches de production différentes, mais pour Marx, cette compensation des écarts entre valeur et prix s’accomplit réellement entre toutes les branches de la production capitaliste.

Mais si les capitalistes se contentaient de l’obtention d’un profit moyen, on ne comprendrait pas le phénomène de la concurrence inter-capitaliste. Celui-ci ne peut se comprendre qu’avec l’existence du surprofit.

Le surprofit

L’objectif de tout capitaliste est la recherche illimitée de profit. Par tous les moyens, il faut faire de l’argent avec plus d’argent. On serait donc bien étonné que les capitalistes ne se contentent que d’un profit moyen. Dans la réalité, toutes les occasions sont bonnes pour obtenir un profit supérieur à la moyenne. L’objectif de chaque capitaliste est donc d’obtenir la plus grande part de la survaleur réalisée par l’ensemble de la classe ouvrière. Marx appelle surprofit le profit qu’obtient un capitaliste en défiant la concurrence par des techniques de production supérieures à la moyenne. Comment cela est-il possible ?

L’introduction d’une nouvelle machine va augmenter la productivité, ce qui a pour conséquence de diminuer le temps de travail nécessaire à la production des marchandises. Mais comme nous l’avons vu, ce qui détermine la valeur des marchandises, c’est le temps de travail socialement nécessaire, or celui-ci correspond au degré moyen de la productivité. Un capitaliste produisant dans des conditions supérieures aux conditions moyennes est donc en mesure de faire plus de bénéfice que les autres, et ce parce qu’il vendra ses marchandises à une valeur supérieure à leur valeur individuelle. En termes de prix, cela revient à dire que le capitaliste va convertir une partie du coût de production de la marchandise en profit extra, ou surprofit.

Le capitaliste baisse le temps de travail nécessaire à la production de ses marchandises, ce qui va baisser le coût de production de chaque marchandise prise individuellement. Or, dans la mesure où il vend ses marchandises au même prix qu’avant, une partie de la valeur qui rentrait dans le coût de production va désormais se transformer en surprofit.

La concurrence inter-capitaliste, qui se manifeste dans la course au surprofit, constitue donc le moteur du développement des forces productives. L’objectif des capitalistes individuels est de produire toujours plus dans les temps les plus courts afin de devancer la concurrence et d’obtenir le plus de profit possible. Ce mouvement général a alors pour conséquence de baisser le temps de travail socialement nécessaire à la production des marchandises, et donc leur valeur2

Conclusion

On peut résumer ce qui précède en tirant ces quelques conclusions :

• Malgré la transformation des valeurs en prix, la loi de la valeur reste la loi qui détermine en dernière instance les prix de production. L’offre et la demande expliquent les évolutions des prix, mais dès lors qu’offre et demandent se compensent, le prix d’une marchandise est déterminé par le temps de travail socialement nécessaire à sa production.
• La formation du taux de profit général nous montre que les capitalistes ne sont pas seulement intéressés par l’exploitation des prolétaires qu’ils emploient directement, mais par l’exploitation de l’intégralité du prolétariat. La survaleur qu’obtiennent les capitalistes individuellement n’est pas immédiatement corrélée à celle que produisent les travailleurs qu’ils mettent à leur service : elle peut être supérieure ou inférieure, c’est en ce sens que profit et survaleur sont deux catégories différentes.


1. Notez que le coût de production n’est pas égal à la somme de c+v, pour la simple et bonne raison que la valeur du capital constant n’a pas été intégralement transférée aux machines. Dans les branches de production où le capital fixe est important, l’usure complète des machines ne se fait qu’un bout d’un certain nombre de procès de production. Ce tableau tient compte des différents cycles de rotation du capital. La question de la rotation du capital n’a pas été abordée ici pour ne pas alourdir l’exposé, elle fera peut-être l’objet de développements ultérieurs

2. Et si l’on relie ce phénomène avec ce que nous avions dit dans les épisodes précédents, nous voyons les conséquences que cela a sur la production de survaleur relative. Dans le livre III du Capital, Marx considère que ce mouvement général aboutit également à une baisse tendancielle du taux de profit. Faute de place, nous n’avons pas non plus abordé ce sujet.

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