Il y a un an, le collectif Out of the Woods écrivait le texte suivant pour la revue Commune, afin de faire valoir la thèse suivante : « Plus que des communautés sinistrées, nous avons besoin d’un communisme des catastrophes ». Afin de donner un écho francophone à cette thèse, et alors que les catastrophes soit-disant « naturelles » se répètent et se répandent, à l’ère des soulèvements, nous avons traduit leur texte et le publions ici.
Le dérèglement climatique est là. Au milieu de la tempête une occasion se présente, celle de rompre avec le capitalisme et ses féroces inégalités. Saisissons-la tant qu’on le peut. Aucune alternative n’est pensable.
« Quel est ce sentiment qui surgit lors de tant de catastrophes ? » demande Rebecca Solnit dans son livre A Paradise Built in Hell, en 2009. Examinant les réactions humaines aux tremblements de terre, aux incendies, aux explosions, aux attentats terroristes et aux ouragans du siècle dernier, Solnit affirme qu’une idée courante est erronée : celle selon laquelle les catastrophes sont révélatrices du pire trait de la nature humaine. En lieu et place de cette idée, elle montre comment nous pouvons voir dans nombre de ces événements « une émotion plus grave que le bonheur, mais profondément positive », un espoir résolu qui galvanise ce qu’elle appelle des « communautés sinistrées ».
Lorsque l’ordre social dominant échoue temporairement, une foule de « communautés extraordinaires » émergent, constituées par la collectivité et l’entraide (les exemples de Solnit comprennent l’ouragan Katrina, le 11 septembre 2001 et le tremblement de terre de Mexico en 1985). Lors de tels moments éphémères, nous oublions les différences sociales et nous nous aidons les uns les autres. Hélas, une fois la catastrophe passée, ces communautés s’affaissent. Dans les termes de A Paradise Built in Hell, la « grande tâche contemporaine » à laquelle nous sommes confrontés est la prévention de cet affaissement, « le rétablissement de cette proximité et de cette raison d’être sans conflit ni pression ». Étant donné la calamité du réchauffement planétaire, cette tâche devient de plus en plus urgente. Comment détruire les ordres sociaux qui rendent les catastrophes si désastreuses, tout en rendant ordinaire l’extraordinaire comportement humain qu’elles provoquent ?
Le plaidoyer de Solnit semble juste, même si l’on est moins optimiste qu’elle quant à la valeur inhérente de la communauté. Dans les enfers du présent, nous trouvons les outils dont nous avons besoin pour construire d’autres mondes, ainsi que d’alléchants aperçus de ce qui autrefois nous a si souvent paru être impossible. Mais ce n’est pas une raison de se réjouir, ni même d’être optimiste. C’est un motif d’espoir.
Pour que cet espoir se réalise, cependant, nous devons aller au-delà de la focalisation empirique de Solnit sur ce qu’il se passe en réponse à des catastrophes spécifiques et saisir le caractère entier de la catastrophe capitaliste. Il ne s’agit pas simplement d’une ponctuation, d’une série de dates et de lieux – Katrina, Harvey et Irma, 1755, 1906 et 1985 -, mais d’une maladie chronique. Pour beaucoup d’entre nous, l’ordinaire est une catastrophe. Une réponse cohérente à une telle catastrophe continue devra être diffuse et durable pour être couronnée de succès. Construire un paradis en enfer ne suffit pas : nous devons travailler contre l’enfer et aller au-delà. Plus que des communautés sinistrées, nous avons besoin d’un communisme des catastrophes.
Certes, en appelant au communisme des catastrophes, nous n’insinuons pas que l’apparition de plus en plus fréquente de cauchemars éco-sociaux produira inévitablement des conditions toujours plus favorables au communisme. Nous ne pouvons pas adopter le fatalisme pervers selon lequel le pire est le meilleur, ni attendre qu’un ouragan final détruise l’ordre ancien. Au contraire, nous constatons que même la plus grande et la plus terrifiante de ces catastrophes extraordinaires peut interrompre la catastrophe ordinaire qui est, la plupart du temps, trop grande pour être pleinement comprise. Ce sont des moments de rupture qui, bien qu’atroces pour la vie humaine, peuvent aussi être catastrophiques pour le capitalisme.
Le communisme des catastrophes n’est pas séparé des luttes existantes. Il met plutôt l’accent sur le processus révolutionnaire résidant dans le développement de notre capacité collective à prospérer et à subsister : un mouvement à l’intérieur, contre et au-delà de la catastrophe capitaliste en cours. Comment les nombreux projets de création de mini-paradis en enfer peuvent-ils être consistants, être quelque chose de plus que des communautés éphémères ? Le « communisme des catastrophes » apporte une épithète éclairante [ndlr, « disaster communism »] au projet politique déjà ancien qui se dresse contre l’Etat, le capital, et excède ses frontières. Il oriente le mouvement d’une puissance collective qui, bien que palpable lors de catastrophes extraordinaires, était là depuis toujours, surtout dans des lieux et parmi des groupes qui vivent depuis des centaines d’années une situation de catastrophe ordinaire. Le changement climatique bouleverse et met en exergue les talents indispensables à ces luttes.
Capitalisme des catastrophes : le capital comme désastre
Le géographe Neil Smith avança de façon convaincante qu’une catastrophe naturelle n’existe pas. Qualifier les catastrophes de « naturelles » occulte le fait qu’elles sont aussi bien le produit de divisions politiques et sociales que de forces climatiques ou géologiques. Si un tremblement de terre détruit les logements sociaux mal construits et mal entretenus d’une ville, mais laisse intactes les maisons bien construites des riches, blâmer la nature permet simplement aux États, aux promoteurs et aux marchands de sommeil (sans parler de l’économie capitaliste qui est à l’origine de ces inégalités) d’être exempts de toute critique. Les catastrophes sont toujours des coproductions au sein desquelles les forces naturelles telles que la tectonique des plaques et les systèmes météorologiques travaillent de concert avec les forces sociales, politiques et économiques.
La façon dont les catastrophes extraordinaires se déroulent ne peut donc pas être séparée des conditions ordinaires dans lesquelles elles se produisent. C’est un ouragan de catégorie 4, Maria, qui a dévasté la colonie américaine de Porto Rico, laissant les habitants sans eau douce : un évènement désastreux. Mais si on abandonne ici le récit, on masque le fait qu’avant l’ouragan « 99,5 % de la population de Porto Rico était desservie par des systèmes d’alimentation en eau communautaires qui violaient la Loi sur la salubrité de l’eau potable », tandis que « 69,4 % de la population de l’île était desservie par des sources d’alimentation en eau qui violaient les normes sanitaires du SDWA », selon un rapport du Natural Resources Defense Council.
De tels évènements dévastateurs ne devraient pas non plus éclipser des catastrophes plus lentes, comme celle de Flint, au Michigan, où des décennies de non-entretien et de pollution industrielle de la rivière Flint et des Grands Lacs environnants ont, de la même façon, laissé la classe ouvrière et la majorité des communautés noires et latino sans eau potable. Aisément négligées parce qu’elles n’ont pas la puissance spectaculaire d’un ouragan ou d’un tremblement de terre, ces catastrophes longue-durée brouillent la frontière entre catastrophe-comme-évènement et catastrophe-comme-condition. Ce qui vient comme un choc soudain et inattendu pour beaucoup est pour d’autres le problème d’une réalité quotidienne s’intensifiant.
Le changement climatique augmente considérablement la fréquence et la gravité des catastrophes à évolution lente et rapide. Le réchauffement climatique produit une augmentation de la quantité d’énergie circulant dans l’atmosphère et à la surface des océans. Par exemple, lorsque les océans chauds créent des cellules de basse pression, l’énergie thermique, sous l’influence de la rotation de la Terre, est convertie dans l’énergie cinétique caractéristique des ouragans et des tempêtes tropicales. Des températures plus chaudes engendrent plus d’énergie et ce surplus d’énergie doit se manifester d’une manière ou d’une autre. (L’énergie ne peut être détruite : elle ne peut que changer de forme). La physique de ce processus est diaboliquement complexe et difficile à modéliser, mais il est possible de faire des prévisions.
Le dernier rapport du GIEC sur l’évolution du climat suggère que le changement climatique perturbera l’approvisionnement en nourriture et en eau, qu’il endommagera les habitations et les infrastructures, qu’il provoquera des sécheresses et des inondations, des vagues de chaleur et des ouragans, des ondes de tempête et des feux de forêt. Les progrès de la science et les connaissances glanées à partir du simple degré Celsius de réchauffement planétaire aujourd’hui en vigueur ont permis de quantifier la contribution du changement climatique à chaque évènement météorologique extrême. Nous pouvons maintenant établir un lien entre le réchauffement de la planète et des calamités telles que la canicule européenne de 2003 ou la canicule russe de 2010, qui ont chacune tué des dizaines de milliers de personnes, sans parler des innombrables tempêtes, inondations et autres évènements météorologiques.
Que le changement climatique soit en lui-même d’origine humaine (ou plutôt d’origine capitaliste) souligne encore davantage l’impossibilité de séparer les évènements catastrophiques des conditions désastreuses de leur avènement. La relation entre les deux va dans les deux sens : les conditions engendrent des évènements qui, à leur tour, enracinent plus profondément ces conditions. L’objectif de l’État-nation pendant et immédiatement après une catastrophe extraordinaire est généralement d’imposer l’ordre plutôt que d’aider les survivants, et c’est pourquoi les catastrophes exacerbent généralement la catastrophe sous-jacente qu’est le capitalisme. Lors du tremblement de terre de San Francisco en 1906, l’armée a été envoyée. Entre 50 et 500 survivants ont été tués et les efforts auto-organisés de recherche, de sauvetage et de lutte contre les incendies ont été interrompus. Les tentatives étatiques de gestion des catastrophes se sont révélées être désordonnées, destructrices des formes d’auto-organisation partant de la base. La réaction de l’État américain à l’ouragan Katrina, à la Nouvelle-Orléans, a été marquée par une réaction répressive similaire contre les « pillards » (c-à-d les survivants). Le 4 septembre 2005, sur le Danziger Bridge, sept policiers ont ouvert le feu sur un groupe de Noirs qui tentaient de fuir la ville inondée, faisant deux morts et quatre blessés graves. L’assassinat de survivants noirs en quête de sécurité illustre les moyens par lesquels l’État cherche à verrouiller les possibilités d’émancipation qui pourraient apparaître lors de telles catastrophes.
Dans de telles situations, l’État ne cherche rien d’autre qu’un retour à une normalité désastreuse pour les pauvres, les migrants et les Noirs. De telles mesures sont contraires aux recommandations des sociologues de la catastrophe, même à celles des plus mainstream d’entre eux. Dans les années 1960, par exemple, le stratège militaire-devenu-sociologue Charles Fritz fit valoir de façon incisive que le stéréotype d’un individualisme antisocial, d’une agressivité florissante généralisés pendant les catastrophes n’était fondé sur aucune réalité. Il fit également remarquer avec perspicacité que la distinction entre les catastrophes et la normalité peut « aisément négliger les nombreuses sources de stress, de tension, de conflit et d’insatisfaction qui sont incrustées [sic] dans la nature de la vie quotidienne ».

Les machinations désastreuses de l’État et du capital ne s’arrêtent toutefois pas à des évènements localisés et ponctuels, mais s’échelonnent du voisinage à la planète. Comme l’ont démontré des écrivains comme Naomi Klein et Todd Miller, les catastrophes extraordinaires sont utilisées pour prolonger, renouveler et étendre les désastres ordinaires d’austérité, de privatisation, de militarisation, de maintien de l’ordre, d’établissement de frontières. C’est le capitalisme de la catastrophe : un cercle vicieux dans lequel les catastrophes ordinaires exacerbent les catastrophes extraordinaires, et vice versa.
Les évènements désastreux permettent à l’État de mettre en œuvre ce que Klein appelle la « stratégie du choc ». Ce processus implique, pour les infrastructures de logement, d’énergie et de distribution détruites, une remise aux normes néolibérales, la tarification de l’électricité ou de l’eau potable pour les pauvres, le fait de les forcer à déménager dans des endroits encore plus vulnérables aux changements climatiques, de les incarcérer quand ils résistent ou tentent de traverser des frontières pour échapper à cette situation insoutenable. Des les mois qui ont suivi l’ouragan Maria, Porto Rico a connu de nouvelles privatisations, une détérioration des conditions de travail et l’arrivée de colonisateurs verts : des soi-disant bienfaiteurs comme Elon Musk cachant leurs dernières entreprises hypercapitalistes derrière le plus mince revêtement de récupération environnementale. L’histoire de Flint est similaire, avec les offres de Musk pour résoudre les problèmes d’infrastructure.
Les forces agissant dans l’intérêt de l’État et du capital revêtent évidemment plusieurs formes. Les activistes du Common Ground Collective qui apportaient des secours d’urgence à la suite de l’ouragan Katrina ont été intensivement harcelés, non seulement par des flics racistes, mais aussi par des Blancs armés locaux qui ont saisi l’occasion de jouer leur rôle dans ce scénario post-apocalyptique, avec l’approbation tacite et parfois la facilitation active de la police.
Survivre en attendant la révolution
Ce que l’étude des conditions de vie et des évènements catastrophiques nous apprend, c’est que le changement climatique n’est pas simplement une conséquence involontaire de la production capitaliste, mais une crise de la reproduction sociale (un terme faisant référence aux structures sociales auto-entretenues permettant une survie quotidienne et générationnelle tout en maintenant les inégalités). Le reconnaître ne nous donne pas seulement un nouvel angle de vue sur le problème, mais nous donne aussi une source d’espoir. Il est important de se rappeler que la vie des pauvres, des dépossédés et des colonisés n’est pas façonnée uniquement par les catastrophes. Elles impliquent, à chaque instant, des formes de survie et de ténacité, souvent sous la forme de connaissances et de compétences transmises de génération en génération.
Comme l’affirme le philosophe potéoutami Kyle Powys Whyte, alors que les peuples indigènes sont assez familiers des catastrophes (avec des centaines d’années de tentatives de domination coloniale subies), ils ont développé au cours de ces centaines d’années les compétences nécessaires pour résister et survivre aux catastrophes ordinaires et extraordinaires. L’universitaire féministe marxiste Silvia Federici, quant à elle, a montré comment le capitalisme s’est longtemps efforcé, sans succès, d’éradiquer violemment toute forme de survie non capitaliste. Dans son essai de 2001 Les femmes, la mondialisation et le mouvement international des femmes, elle affirme que « si la destruction de nos moyens de subsistance est indispensable à la survie des relations capitalistes, ce doit être notre terrain de lutte ».
Une telle lutte a eu lieu à la suite du tremblement de terre de Mexico en 1985, lorsque les propriétaires terriens et les spéculateurs immobiliers y ont vu une occasion d’expulser enfin des gens dont ils voulaient se débarrasser depuis longtemps. Leurs tentatives de démolir des logements aux faibles rentabilités locatives et de les remplacer par d’immenses immeubles très coûteux sont des exemples très nets de la dynamique capitaliste. Néanmoins, les habitants de ces logements, membres de la classe ouvrière, ont riposté avec beaucoup de succès. Des milliers de locataires ont marché sur le Palais National, exigeant que le gouvernement prenne les logements endommagés à leurs propriétaires nantis pour les revendre ultérieurement aux locataires. En réponse, quelques 7000 propriétés ont été saisies. Ici, nous voyons donc que les catastrophes extraordinaires ne créent pas uniquement des espaces pour que l’État et le capital puissent asseoir leur pouvoir, mais qu’ils créent aussi des espaces pour leur résister : c’est une « stratégie du choc de la gauche », pour reprendre l’expression de Graham Jones.
Le désastre ordinaire qu’est le capitalisme peut en fait être interrompu par ces incidents qui, bien qu’horribles pour la vie humaine, provoquent aussi la ruine momentanée du capitalisme. Dans un essai de 1988 intitulé Les usages d’un tremblement de terre, Harry Cleaver suggère qu’une telle interruption est particulièrement probable lorsque s’effondrent, à la suite de catastrophes extraordinaires, les capacités administratives et l’autorité des gouvernements. Une telle rupture est peut-être encore plus probable dans les endroits où la gouvernance repose sur la surveillance, les Smart Data et les technologies de l’information.
Cleaver souligne également l’importance des histoires d’organisation collective dans les quartiers touchés par le séisme. Les survivants avaient des liens organisationnels, une culture d’entraide et des espoirs de solidarité. Les locataires savaient qu’ils pouvaient se soutenir mutuellement en raison de leurs relations passées. Ce point est crucial, car il nous permet de comprendre la communauté de la catastrophe, non simplement comme une réaction spontanée à des catastrophes extraordinaires, mais plutôt comme l’irruption au devant de la scène de luttes quotidiennes pour la survie, de pratiques souterraines d’entraide. Leur expérience en terme d’organisation contre les catastrophes ordinaires du capitalisme a permis aux habitants restants d’être bien préparés pour faire face à une catastrophe extraordinaire.
En effet, les relations de soutien préexistantes ont été très efficaces pour soutenir les populations à la suite de l’ouragan Maria. Centros de Apoyo Mutuo est un réseau décentralisé d’entraide qui tire sa force de groupes, de foyers et de pratiques pré-établis. Ce réseau a distribué de la nourriture, nettoyé les débris et reconstruit l’infrastructure de l’île. Il l’a fait plus rapidement et avec une plus grande écoute vis à vis des besoins des habitants que les réseaux d’aide et de logistique internationaux. Par une sorte de bricolage ou « d’art de se contenter de ce qui est à portée de main », les centres d’entraide démontrent que des non-experts peuvent rapidement acquérir et partager des outils et des compétences pour survivre. Ce faisant, ils créent aussi de nouvelles formes de solidarité et de vie collective allant au-delà de la survie.
« Ces tempêtes ont balayé le pays et détruit beaucoup de choses, dit Ricchi, membre du réseau américain Mutual Aid Disaster Relief. « En détruisant le réseau électrique et en coupant l’accès à la nourriture et à l’eau, elles ont obscurci l’île de Borikén [nom indigène taïno pour Porto Rico]. Mais dans cette obscurité, d’innombrables Boricuas [Portoricains, ndlr] se sont réveillés, et ils restent éveillés tard et se lèvent de nouveau tôt, faisant le travail de reproduire la vie ».
La vie n’est pas juste routinière : des groupes organisent des fêtes, des cours de danse, des séances de cuisine collective, afin qu’un horizon commun puisse s’ouvrir au-delà du désespoir.
En un sens, conventionnel et étroitement économique, il y a dans ces situations une pénurie, bien que cette pénurie soit contrebalancée par une abondance de liens sociaux. Aussi, les catastrophes extraordinaires peuvent nous pousser à reconnaître que la rareté est une relation sociale, plutôt que de faire le simple constat d’un manque quantitatif : la façon dont les biens et les ressources sont distribués détermine qui peut les utiliser. Au lendemain de l’ouragan Sandy, une » pénurie » d’outils a été surmontée, non pas par la production ou l’acquisition d’autres outils, mais par une organisation nouvelle. Des bibliothèques d’outils ont été créées comme alternatives aux relations sociales individualisantes et marchandisées qui dominent la société capitaliste. Elles nous montrent qu’il ne faut pas associer trop précipitamment le changement climatique à une raréfaction des ressources.
Migration et catastrophe
Les communautés sont souvent définies par leur confinement à l’intérieur d’un lieu géographique précis, et celles que nous avons citées ci-dessus correspondent certainement à une telle définition : elles réagissent à des catastrophes extraordinaires sur les lieux mêmes de ces catastrophes. Pourtant, il est clair que le changement climatique force des populations à se déplacer d’un endroit à un autre, de sorte que s’organiser contre ses effets désastreux exige aussi des communautés de solidarité plus larges. Le nombre de personnes actuellement classées comme « déplacées de force » s’élève, selon les chiffres de l’ONU, à 68,5 millions. On ne saurait ignorer l’accélération de cette vague de déplacements. D’ici 2050, on prévoit que 200 millions de personnes seront « déplacées pour des raisons environnementales » : forcées de se déplacer à cause de catastrophes, ordinaires et extraordinaires, dans le sillage d’un monde qui ne fait que se réchauffer. C’est, insistons sur ce chiffre, 1 personne sur 50 dans le monde.
Actuellement, de nombreuses personnes sont déplacées à l’intérieur de leur propre pays, et seule une petite fraction d’entre elles se rendent en Europe, en Amérique du Nord ou en Australie. Cependant, à mesure que le climat se déstabilise et que les conditions de vie s’aggravent, beaucoup des lieux qui servent actuellement de refuges deviennent inhabitables. Voyager dans les zones de haute latitude et franchir les frontières des pays riches qui les occupent deviendra donc de plus en plus essentiel pour les populations. Le fait d’y vivre rend une personne moins vulnérable aux événements catastrophiques, notamment parce que les États-nations riches demeurent mieux équipés – au moins financièrement – pour les atténuer. La tendance au mouvement de déplacement mondial vers le nord va probablement intensifier les efforts pour défendre ces zones : le « complexe militaro-environnemental-industriel », étonnamment autoproclamé, est déjà en train de planifier de nouvelles formes de violence pour défendre les frontières. Les efforts communaux pour combattre cette violence constitueront l’une des luttes les plus importantes contre les catastrophes climatiques.
Au moment où nous écrivons ces lignes, plusieurs services d’immigration et de douanes aux États-Unis sont sous blocus, dans le cadre d’une tentative nationale visant à perturber leurs opérations de rafles et de déportation. Au Royaume-Uni, des militants ont réussi à repousser les tentatives du gouvernement visant à étendre l’application de la loi sur l’immigration dans les écoles, dans le cadre de sa politique « d’environnement hostile » [politique née en 2012, contre les « migrants illégaux », ndlr]. A Glasgow, dans les années 1990, un projet de jumelage entre des migrants récents et des habitants locaux a connu un tel succès que les communautés ouvrières ont fini par faire obstacle aux descentes de police visant à déporter leurs nouveaux amis et voisins. À notre avis, il s’agit également de communautés sinistrées, et elles ne sont pas moins importantes que celles de Mexico après 1985 et de la Nouvelle-Orléans suite à Katrina.

Ces communautés sinistrées sont donc des lueurs d’espoir : des microcosmes d’un monde formé autrement. La reproduction sociale orchestrée non pas par le travail salarié, les marchandises, la propriété privée et toute la violence qui leur est associée, mais par le soin, la solidarité et la passion pour la liberté. L’ordinaire, insistent-elles, n’est pas un acquis.
Le paradis contre l’enfer
Cet espoir est vital, mais trop souvent l’espoir nous tue. Nous avons besoin de plus que des microcosmes, notamment parce que de telles expériences peuvent également être précieuses pour le capital. Il est important de noter ici que le capital n’est pas homogène : ce qui est bon pour certains capitalistes est mauvais pour d’autres, et ce qui est mauvais pour des capitalistes individuels sur une courte période peut être bon pour le capital à long terme. Ainsi, alors que des communautés sinistrées peuvent être synonymes de mauvaises nouvelles pour certains capitalistes et acteurs étatiques, d’autres chercheront à les exploiter pour en tirer profit. Comme Ashley Dawson nous le rappelle, le Département de la sécurité intérieure des États-Unis a salué l’opération de secours Occupy Sandy, pourtant d’influence anarchiste, suite au passage de l’ouragan à New York, en 2012. En faisant si efficacement ce que l’État et les forces du marché ne pouvaient pas faire, les chantiers d’Occupy ont permis à la vie sociale de continuer, offrant à ces forces quelque chose à récupérer une fois le statu quo ante rétabli. Et ils l’ont fait sans que cela coûte quoi que ce soit à l’État.
Un tel récit est partiel, bien sûr, et ne tient pas compte de la valeur pédagogique des communautés sinistrées. Dans toute sa plénitude, cette valeur est à la fois négative et positive : le « oui » retentissant à ces autres modes de vie crie « non » au désastre ordinaire du capital. La reproduction sociale favorisée est un changement de direction : une tentative de nous reproduire autrement, et de résister à un retour au statu quo qui ne mènera qu’à l’épuisement de nos corps et de notre écosystème.
Nous le constatons clairement dans bon nombre des communautés sinistrées qui surgissent en réaction aux frontières. Comme Harsha Walia l’a si brillamment démontré dans Undoing Border Imperialism, elles n’aident pas simplement des populations à faire face à la violence des frontières, mais elles résistent au concept même de frontière, comme le signale sommairement la revendication, très diffuse, d’abolition des frontières. En effet, cette phrase même évoque l’affirmation et la négation simultanées sur lesquelles nous insistons : s’opposer à une facette de ce monde tout en décrivant les traits de l’autre. C’est une opération aussi bien contre l’enfer qu’en son sein même.
Une telle négation devra sans aucun doute aller au-delà du confort associé aux notions dominantes de communauté. Face à ces flics et miliciens racistes au lendemain de l’ouragan Katrina, le Common Ground Collective s’est engagé dans l’auto-défense armée inspirée par les Black Panthers et par d’autres groupes radicaux. Les conflits n’existeront pas non plus uniquement extérieurement à la communauté : le GCG a également dû faire face à des sympathisants qui semblaient plus intéressés par le tourisme noir que par leurs efforts de secours. Les communautés sinistrées ne seront pas à l’abri de l’accumulation de violence qui constitue un désastre quotidien : la misogynie, la suprématie blanche, le mépris de classe, le capacitisme, le racisme et de nombreuses formes d’oppression qui se croisent s’infiltreront, hélas, dans leur organisation. Les communautés sinistrées devront apprendre à résoudre des problèmes autrement, en mobilisant des outils sociaux et des processus de responsabilisation que de nombreux militants développent déjà aujourd’hui.
Le paradis au-delà de l’enfer
Le capitalisme se retrouve bien, est à l’aise avec la communauté. Trop souvent, le terme est utilisé pour désigner la résilience dont le capitalisme lui-même a besoin pour survivre à une catastrophe ordinaire et extraordinaire. Il est collectivité de noms de communautés dépouillée de tout pouvoir transformatif.
Nous ne pouvons pas abandonner complètement le concept de communauté : une telle proposition serait d’un idéalisme inutile, étant donné l’usage répandu de ce terme. Mais se référer à des communautés sinistrées telles que celles dont il a été question plus haut, comme de simples » communautés « , revient à nier leur potentiel, à les lier à un présent dans lequel elles sont admirables à jamais, mais jamais transformatives.
Voilà pourquoi nous insistons sur le communisme.

Là où le communisme est couramment associé à l’abondance matérielle créée par la production capitaliste, le communisme des catastrophes est fondé sur l’abondance collective des communautés sinistrées. C’est une saisie des moyens de reproduction sociale. On ne peut évidemment pas s’attendre à ce que tous les résultats soient immédiatement communistes (la propriété privée n’a pas été abolie dans les communautés sinistrées de Mexico en 1985, par exemple). Notre utilisation du terme indique l’ambition et le fonctionnement étendus d’un mouvement au-delà de manifestations et de résultats spécifiques, sa diffusion dans l’espace et son existence continue au-delà des catastrophes extraordinaires. Il nomme l’ambition d’enraciner rien de moins que le monde entier dans l’abondance que l’on trouve dans la reproduction sociale de la communauté des sinistrés. En tant que tel, il répond à la définition du communisme que Marx nous donne : « le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses. »
Le communisme du communisme des catastrophes est donc une mobilisation transgressive et transformative sans laquelle la catastrophe climatique ne peut pas et ne sera pas arrêtée. C’est à la fois le démantèlement des multiples injustices structurelles qui perpétuent et tirent leur force des catastrophes, et la mise en place d’une capacité collective généralisée capable de durer et de s’épanouir sur une planète qui change rapidement. Elle est extrêmement ambitieuse et exige une redistribution des ressources à plusieurs échelles, des réparations pour le colonialisme et l’esclavage, l’expropriation de la propriété privée pour les populations Indigènes et l’abolition des combustibles fossiles, et ce parmi d’autres projets monumentaux.
Il est clair que nous n’en sommes pas encore là. Mais comme l’a fait remarquer Ernst Bloch, ce « pas encore » est aussi dans notre présent. Dans les réponses collectives aux catastrophes, nous constatons que de nombreux outils pour construire ce nouveau monde existent déjà. Quand Solnit parle de cette émotion « plus grave que le bonheur » qui anime les gens à la suite d’un désastre, elle entrevoit « qui nous sommes et ce que notre société pourrait devenir d’autre ». Au milieu des ruines, dans la terrible ouverture de la rupture, face aux conditions qui produisent et cherchent à capitaliser sur cette rupture, nous sommes proches du changement complet, de la généralisation de la connaissance que tout – et tout le monde – peut encore se transformer. En d’autres termes, dans la réponse collective aux catastrophes, nous entrevoyons un mouvement réel qui pourrait encore abolir l’état actuel des choses.