La nécessité (encore et toujours) de l’antifascisme. Sur quelques livres et évènements récents

Nous avons reçu une recension bienvenue du dernier ouvrage des camarades de La Horde Dix questions sur l’antifascisme. Si nous rejoignons pleinement la perspective qu’il défend, nous pouvons néanmoins regretter l’absence de considérations sur la séquence pandémique et la large confusion politique qu’elle a suscitée, sur laquelle cet article se propose de revenir.

Nous avons une vie, et pas deux ;
rien d’autre d’ultime à sacrifier,
rien d’autre d’heureux à épanouir.

Clément Méric. Une vie, des luttes, p. 177

Vient de paraître aux éditions Libertalia l’ouvrage Dix questions sur l’antifascisme rédigé par le collectif La Horde, un collectif antifa informant sur les mouvements et recompositions de l’extrême-droite française. Court et précis, ce livre didactique est d’une grande efficacité. Il s’agira ici d’en proposer une recension quelque peu hybride et subjective, en revenant sur des points importants qu’il aborde de manière lucide, tout en profitant de sa lecture pour évoquer d’autres ouvrages parus les derniers mois qui traitent aussi, de près ou de loin, du fascisme et de l’antifascisme. Un autre enjeu est de croiser ces textes avec des événements survenus récemment, avec lesquels nous devons encore composer.

Dix questions sur l’antifascisme est publié au sein d’une collection qui propose des ouvrages concis abordant des questions larges, parmi lesquelles le communisme, le féminisme ou encore le syndicalisme. Une personne habituée aux lectures militantes poussées pourrait se sentir flouée, il n’y a pas de traitement théorique de fond des phénomènes relatifs à l’antifascisme et au fascisme : là n’est pas l’objet, il s’agit d’un livre rapide à destination du plus grand nombre. Cela ne l’empêche pas, au contraire, d’accomplir une double tâche trop souvent négligée : faire œuvre de rappel et de clarification. C’est que la critique n’a pas besoin de s’énoncer dans un jargon trop long ni trop compliqué pour être pertinente, sa force provient avant tout de sa capacité à se saisir du réel, d’en restituer les mécanismes et de donner à voir comment essayer de les changer. Pris sous cette perspective, ce livre est assurément une réussite.

Au fil des questions, La Horde avance différents positionnements politiques, théoriques et pratiques sur le combat antifasciste. Sans proposer un résumé d’un ouvrage déjà synthétique, il s’agira d’en relever certains éléments importants.

Pour un antifascisme autonome et radical

Première idée fondamentale avancée par La Horde : il est nécessaire de ne pas se limiter à un antifascisme républicain et de se départir conjointement d’un antifascisme moral. Ces deux positions ont pour fonction première d’émousser et de neutraliser l’antifascisme autonome et radical. La première restreint le combat antifasciste aux seules échéances électorales, comme si tout ne se jouait que dans les urnes. Il suffirait, par une logique de front, de rassembler un nombre de voix suffisant pour dire non à un parti d’extrême-droite, ce qui passe par dire oui à un autre qui, bien que d’un ordre différent, pratique lui aussi des politiques nationalistes, autoritaires, racistes. La seconde relève d’une conception morale voire moraliste de l’extrême-droite qui représenterait le mal absolu, dont la nature profonde serait différente, détachée, du reste des sensibilités politiques existantes, ce qui conduit alors à l’exceptionnaliser. Or, cela empêche « d’analyser la pénétration de ses idées dans les propositions des autres structures politiques » (p. 55) ainsi que dans la réalité des rapports sociaux : « en faisant du “fascisme” un signifiant moral, on ne se donne pas les moyens de le combattre efficacement » (p. 74), puisque l’antifascisme se réduirait alors à dénoncer, depuis un camp du bien particulièrement lâche, les agissements et idées de quelques personnes.

Une autre option reste disponible pour ces variantes inoffensives de l’antifascisme, celle de l’interdiction des groupes d’extrême-droite. Or, cela pose, au moins, deux vrais problèmes, le premier relevant d’une illusion, le second d’une impasse. D’une part, cela suppose de croire que les institutions judiciaires sont neutres, que la répression policière peut être d’une aide sincère tant qu’elle est déployée à bon escient : il est difficile de se tromper davantage. D’autre part, ces dissolutions n’empêchent nullement les individus qui appartiennent aux anciens groupes de continuer leurs actions, dans de nouvelles organisations ou hors de tout cadre. Surtout, cela expose à un troisième problème, plus grave encore : les dirigeant·es, idéologues et militant·es de ce camp se présentent alors comme des victimes. Rien de très bon dans tout ça : « L’antiracisme moral (qui fait du racisme non plus une opinion mais un délit) et l’antifascisme républicain (qui assimile la lutte contre l’extrême-droite à la défense des institutions démocratiques) ont largement contribué à la création de cette figure du “rebelle” nationaliste » (p. 186). D’ailleurs, quand Darmanin, soucieux de réaffirmer l’autorité de l’Etat dont le monopole de la violence légitime est de plus en plus concurrencé par une bande de nervis organisant des chasses aux migrant·es dans les Alpes, dissout Génération identitaire, il entreprend la même procédure peu après, cette fois à l’encontre du Groupe antifasciste Lyon et environs (GALE) : il n’y a véritablement rien à attendre d’eux.

Un antifascisme conséquent ne peut être qu’anticapitaliste. Comme le souligne La Horde, limiter le premier au second serait une erreur stratégique et politique. Néanmoins, il est évident que la lutte contre le système capitaliste de production et de valorisation constitue une nécessité première. Sans entrer dans des débats théoriques, souvent intéressants et parfois improductifs, il faut considérer la lutte antifasciste à la fois comme spécifique et inextricablement liée au reste : « L’autoritarisme, le racisme d’État, l’esclavagisme capitaliste n’ont pas besoin d’être fascistes pour être combattus ; l’extrême-droite doit l’être tout autant, indépendamment du système dans lequel elle prospère ou de son rapport avec le grand capital » (p. 82). C’est là un autre point de divergence avec l’antifascisme moral et républicain, qui se limite à dénoncer et refuser quelques partis d’extrême-droite qui n’auraient pas encore reçu l’absolution républicaine dont le RN a bénéficié il y a quelques années de cela. Aucun assouplissement idéologique substantiel des héritiers du clan de Montretout ne peut expliquer ce revirement. Comme l’expliquait déjà Daniel Guérin dans Fascisme et Grand capital, l’irruption politique du fascisme correspond bien davantage à « l’expression de la décadence de l’économie capitaliste », un outil employé par le capital face à la crise pour rétablir violemment les conditions d’une hausse conséquente du taux de profit.

C’est devenu une évidence mais il faut le rappeler encore : l’extrême-droite ne se réduit pas au programme électoral de quelques partis qui se présentent à des élections, elle irrigue une large partie des politiques menées, des actions des institutions étatiques et de la grammaire médiatique dans son ensemble. Pas besoin que Le Pen soit au pouvoir pour que la police assassine, que les frontières tuent encore davantage ou que l’islamophobie devienne asphyxiante. Aujourd’hui, le premier groupe violent à blesser et tuer des jeunes personnes racisées et des militant·es révolutionnaires n’est pas une organisation groupusculaire issue de tel ou tel courant fasciste, mais la police en tant qu’institution républicaine. Au début de l’été, au milieu des révoltes et des émeutes après l’assassinat de Nahel, les deux syndicats policiers majoritaires appelaient à un saut qualitatif dans la répression et dans l’autoritarisme, émettant même une menace de coup d’État. Il ne s’agit pas de dire que l’extrême-droite guette, qu’elle arrive, mais bien qu’elle surgit déjà, çà et là, qu’elle trame la vision et l’action d’individus et de groupes organisés racistes jusqu’à la moelle et avides d’ordre, qui n’attendent que d’avoir les mains libres pour mener plus loin encore leur projet de domination et d’exclusion. Quelques semaines plus tard, après une fronde hallucinante de la part de flics qui s’émouvaient de ne pas avoir le droit de littéralement fracasser le crâne d’un jeune innocent à Marseille, ces mêmes syndicats étaient reçus en grande pompe par le gouvernement. C’est ainsi que l’Etat d’urgence ne rompt pas avec les principes républicains dont il est l’abominable excroissance, mais fait au contraire « ressortir les modalités normales et différenciées de la gestion sécuritaire des populations dans les sociétés démocratiques capitalistes  » 1 .

Dès lors, il importe d’analyser les ressorts et les degrés de la fascisation de la société. Comment ne pas voir, par exemple, dans l’opération Wuambushu, une action coloniale et raciste menée par Darmanin à Mayotte, la preuve d’une pénétration avancée de l’extrême-droite ? Peu de doute à l’égard de la raclure qui la met en œuvre, il écrivait pour l’Action française quand il avait vingt-cinq ans – mais ce n’est pas là le débat. D’autant que, comme le rappelle La Horde, pendant les décennies 1950, 1960 et 1970, l’anticolonialisme était une composante non négligeable de l’action antifasciste envisagée dans une perspective internationaliste.

Ainsi, refuser l’antifascisme moral et républicain, c’est prendre acte de la nécessité d’une lutte antifasciste qui soit bien plus large, plus vigoureuse, plus sérieuse, qu’une simple inquiétude les dimanches soir des premiers tours d’élections ou des appels illusoires au gouvernement et aux juges. Cela ne revient pas à dire, par effet de revers, que l’extrême-droite serait absolument surpuissante : nous devons nous livrer à une étude concrète de son fonctionnement, de son étendue et de ses projets, mais aussi, plus largement, des recompositions du capitalisme, des forces à la tête de l’État, de la bourgeoisie réactionnaire ainsi que des subjectivités individuelles et collectives.

Pour une autodéfense populaire

Deuxième idée fondamentale défendue par La Horde : l’importance de mener des pratiques concrètes, fortes et diverses, contre l’extrême-droite. Une action élargie de défense antifasciste repose sur trois principes qui permettent de l’incarner et de la développer : elle doit être égalitaire, émancipatrice et solidaire. La Horde avance d’ailleurs une perspective importante : « auto-organisée et autonome, la lutte antifasciste n’est pas qu’une lutte de résistance, mais aussi une lutte émancipatrice, non seulement parce que nous nous donnons les moyens de résister au climat de peur que veulent instaurer les groupes d’extrême-droite, mais aussi parce que nous proposons des alternatives en actes aux fausses solutions du discours nationaliste et racistes » (p. 76-77). Il ne s’agit dès lors plus seulement d’une autodéfense mais aussi d’une offensive antifasciste.

Il y a ainsi de multiples pratiques, qui relèvent de deux ordres différents. D’une part, un travail de veille, d’information et d’exposition. Celui-ci est essentiel pour connaître l’extrême-droite, tant sa diversité idéologique que son mode opératoire ; cette connaissance permettant de mieux alerter sur son danger – c’est ce que font de nombreux collectifs locaux, comme le Réseau Angevin AntiFasciste. La Horde se livre d’ailleurs à cet exercice de manière poussée, notamment avec sa cartographie des groupes d’extrême-droite, mise à jour régulièrement. D’autre part, des actions de solidarité concrète : des campagnes de soutien, des caisses de solidarité, des rassemblements, des commémorations, des soirées, des fêtes ou des festivals. Contre le danger des groupes et militant·es du camp nationaliste, raciste et réactionnaire, ces moments et ces lieux sont autant d’occasions de tisser des liens, tant locaux qu’internationalistes, pour montrer que la solidarité « n’est pas une posture morale, c’est un engagement politique aux côtés des gens qui tentent de résister à ces agressions » (p. 108). Il importe plus que jamais de renforcer ces liens, de les intensifier et les étendre : en dépend la possibilité d’une riposte antifasciste étendue, efficace et populaire. Des évènements comme le week-end international antifasciste organisé par l’Action Antifasciste Paris-Banlieue début juin sont des réussites qui servent à nous organiser, à échanger, à nous rassembler mais aussi à associer la lutte à des affects de joie, en plus de faire vivre le souvenir de celleux tombé·es sous les coups de l’extrême-droite. Par ailleurs, l’internationalisme n’est pas un vain mot, notamment parce que les réseaux d’extrême-droite se déploient par-delà les frontières nationales et composent une nouvelle internationale fasciste. Ugo Palheta montrait récemment dans son livre éponyme comment se coordonnent activement les dirigeant·es, idéologues et militant·es des diverses branches de l’extrême-droite à l’international. Cela dit aussi l’échelle à laquelle il faut pouvoir s’organiser pour y répondre adéquatement, en parallèle d’une action localisée depuis les territoires où nous vivons et luttons.

La Horde rappelle également la nécessité de l’autodéfense physique. Celle-ci ne se limite pas à l’affrontement de rue, comme les bagarres. Des rassemblements plus ou moins grands reviennent aussi, concrètement, à ne pas céder l’espace public à l’extrême-droite. Il est impératif de « lui faire sentir qu’elle n’est nulle part chez elle » (p. 120). C’était le cas au printemps dernier à Saint-Brévin, où une large présence antifasciste a répondu aux menaces et attaques de militants d’extrême- droite venus de toute la France contre l’ouverture d’un centre d’accueil pour soixante-dix réfugié·es en demande d’asile. Il importe alors de faire connaître ces actions importantes : s’il est certes nécessaire d’exposer la présence et les agissements de l’extrême-droite, c’est tout autant le cas, voire davantage, pour les initiatives qui la combattent. Cela interroge sur la communication à mener, notamment lorsque certain·es passent leur temps à relayer des images d’agressions fascistes, ce qui arrange bien ceux qui les commettent puisque leur audience est alors décuplée et la peur qu’ils provoquent intensifiée. On préfère voir partagées des vidéos de rassemblements larges, d’initiatives collectives, de bons coups de pression également : des images de riposte antifasciste.

Attaque du meeting d’Ordre Nouveau

On commémorait récemment, le 21 juin, les cinquante ans d’une manifestation vigoureuse contre le meeting du groupe fasciste Ordre nouveau. Plus de cinq mille personnes, avec à leur tête le service d’ordre de la Ligue Communiste qui avait préparé plusieurs centaines de cocktails Molotov pour l’occasion, s’étaient alors rejointes dans la rue pour s’opposer concrètement à la tenue de l’évènement. Ce rassemblement dit quelque chose d’important pour aujourd’hui : au-delà de la force conséquente qu’il était alors possible de réunir (même s’il faut se garder de toute nostalgie romantique), l’action antifasciste efficace ne dépend pas de quelques militant·es spécialisé·es dans les filatures et le muay-thaï. Quand les rangs sont aussi nombreux, alors il n’est pas très grave si tout le monde ne sait pas, ne peut pas ou ne veut pas porter des coups en face-à-face. Dès lors, c’est aussi le virilisme qu’on trouve trop souvent aujourd’hui qui se défait en partie, puisque l’opposition ne repose plus (seulement) sur l’affrontement de quelques-uns, mais sur une union étendue. Le rapport à la violence se pose alors différemment, les coordonnées changent. L’objet ne peut être autre qu’un usage critique : nous ne l’utilisons que parce que nous y sommes contraint·es, parce que le fonctionnement-même de ce monde repose sur des mécanismes violents. Il ne faut donc pas abandonner cette perspective, mais se la réapproprier dans une perspective inclusive – c’était notamment l’ambition du collectif Paris Queer Antifa. Jamais il ne sera efficace de faire la course à la virilité avec les fascistes, c’est perdu d’avance. Il est précieux de relever que La Horde tient une position juste sur l’usage de la violence, en alertant sur la nécessité de refuser de l’esthétiser, d’en faire une fin en soi ou d’y voir l’unique modalité de lutte : elle n’est qu’un « mal nécessaire » (p. 118).

D’ailleurs, comme il l’est amplement souligné dans l’ouvrage, la violence ne constitue pas l’une des modalités dont dispose l’extrême-droite, elle est consubstantielle à sa nature, à son activité et à son projet idéologique : les insultes, intimidations et agressions sont le cœur de ses agissements, sa raison d’être. Il y a moins d’un an et demi, l’ex-rugbyman argentin Federico Martín Aramburú était assassiné en pleine rue dans Paris par des néofascistes du GUD après s’être opposé aux invectives racistes proférées par ces derniers (il faut signaler, au passage, qu’il s’agit d’un comportement autrement plus digne que celui d’un autre rugbyman, toujours en activité, qui s’est fait condamner en première instance par une cour de justice pour violence à caractère raciste et qui est actuellement sélectionné par l’équipe nationale pour jouer la coupe du monde). Or, cet assassinat a été traité comme un simple fait divers, quand il n’était pas simplement passé sous silence par la presse bourgeoise et réactionnaire. Cela n’est pas sans rappeler les tentatives de l’extrême-droite, de la droite et d’une partie de la gauche qui, une fois passées les premières semaines qui ont suivi l’agression mortelle de Clément Méric, ont tenté de faire valoir une supposée « rivalité mimétique » (Clément Méric. Une vie, des luttes, p. 144). Refuser la qualification de faits divers aux actions de l’extrême droite, c’est s’opposer à une stratégie de dépolitisation, pour au contraire faire apparaître leur vérité première, tant pour les individus qui les commettent que pour les personnes qui les subissent : des violences politiques, essentiellement à caractère raciste, sexiste et LGBTIphobe. C’est en tant que telles qu’elles doivent être concrètement combattues, c’est contre elles qu’il faut que nous nous organisions et que nous nous défendions. C’est ce que rappelle le récent ouvrage collectif rédigé par des proches et des camarades de Clément, dans lequel ces dernier·es livrent une analyse politique du drame et de son traitement ainsi que des perspectives sur la poursuite de la lutte antifasciste. Ni hommage hagiographique, ni simple description des faits, ce texte est un témoignage important qu’il est utile de lire, de discuter et de partager.

Pour un antifascisme vigilant et vigoureux

Troisième idée fondamentale de l’ouvrage : il faut combattre l’extrême-droite partout, tout le temps et sous chacune de ses variations. Ce point devrait en réalité être le premier, évidemment – cela paraît même étrange d’avoir à le mentionner et c’est d’ailleurs pour cette raison qu’il est placé à la fin de cette recension. Il est aberrant, effrayant, de devoir le rappeler tant il devrait être banal, mais c’est pourtant l’avertissement le plus important que formule La Horde : nous devons activement refuser et combattre l’extrême-droite, sous toutes ses formes. Il ne peut y avoir aucune tolérance à son égard. S’il faut le rappeler, c’est parce que, dans une société où les attaques contre-révolutionnaires et réactionnaires sont aussi vives, « l’antifascisme est devenu une lutte à défendre » (p. 8). Alors que « l’extrême droite est parvenue en l’espace d’une vingtaine d’années à faire croire à certain·es qu’elle n’existait plus » (p. 185), il devient d’autant plus compliqué de la refuser, de la dénoncer, voire de la nommer. Cette lutte a perdu de son évidence, il n’y a pas, aujourd’hui, de consensus antifasciste, « il est devenu un ennemi de l’intérieur ». C’est justement pour cela qu’il faut en réaffirmer la nécessité.

Il est d’autant plus utile de pointer et de se confronter à cette difficulté que la stratégie confusionniste de l’extrême droite lui permet de se présenter maintenant comme la défenseuse de la liberté d’expression et de la démocratie – c’est que les autres forces politiques l’ont bien aidée dans cette entreprise, à coups de normalisation démocratique, de dialogue courtois ou de respect républicain. Face à la surveillance et à la répression à proprement parler hallucinantes que déploie le gouvernement macroniste, qui muselle et fracasse toute opposition populaire, l’extrême droite est confortée dans son impression, toute fausse mais qu’importe, de combattre le « système » dont elle vote les lois à l’Assemblée.

Si ce troisième point est en réalité le plus important, c’est aussi pour une autre raison : l’oubli, l’illusion et le déni ne concernent pas seulement les institutions bourgeoises, mais aussi de nombreuses personnes et organisations de notre camp. Quelles que soient les obédiences, nous sommes encore loin de nous opposer véhément au confusionnisme. Beaucoup ne sont plus dérangé·es par la présence, à nos côtés, lors de manifestations, de personnes qui partagent des idées d’extrême-droite, et qui peuvent parfois les scander : ne pas savoir les relever et les refuser relève d’une grave incapacité collective. L’abandon progressif du vieux référentiel ouvrier a conduit un certain nombre de forces politiques de gauche à se réfugier dans des « signifiants vides » qu’elle emprunte bien volontiers aux nationalistes les plus rances. Cela peut même être valorisé, dans une acception étrange de la révolte impure. Ça ne signifie pas qu’il faille dégager le moindre individu qui brandit un drapeau français, mais il faut réfléchir à ce qu’on a à gagner et à perdre en acceptant autre chose que des mots d’ordre émancipateurs. Dans une partie de la gauche perçue comme radicale, mais simplement réformiste, le souverainisme n’est jamais bien loin : on sait ce que cela signifie, par exemple, en termes de fermeture des frontières, de valorisation patriotique du passé ainsi que d’absence de lutte contre l’islamophobie ou les violences policières (quand il n’agit pas même de les défendre). Cependant, les franges révolutionnaires, prises dans leur diversité, ne sont pas en reste, en magnifiant comme une victoire en soi que le petit peuple se lève contre les élites : l’analyse de classe perd de sa force, la confusion augmente.

Séparer le bon grain de l’ivraie

D’aucun·es acceptent, voire soutiennent, un nécessaire dialogue avec l’extrême-droite pour essayer de convaincre celles et ceux qui la soutiennent (ou de ne pas faire fuir leurs propres soutiens, on ne sait pas). D’autres défendent même des alliances circonstanciées, Macron devenant le seul et véritable ennemi. Il n’y a pas, encore une fois, de confusionnisme plus dangereux. On ne combattait pas De Gaulle en faisant alliance avec l’OAS, ce qui n’enlève rien au caractère ignoble du premier. Sur ce point, rien ne doit changer, la ligne doit être tenue en toutes circonstances. Qu’importe la complexité des élucubrations théoriques qui prétendent dépasser ce positionnement ou se plaisent à le railler comme s’il n’était plus valide, elles doivent être considérées comme nulles et non avenues. Par ailleurs, quelques-un·es reprochent aux antifascistes d’être trop particularistes, de se concentrer sur une question trop précise, ce qui rendrait leur lutte inefficace voire contre-productive. Or, il est évident que l’analyse et la critique de l’état des choses dans son ensemble sont nécessaires à une véritable action antifasciste de défense et d’offensive. Ce sont les conditions d’une lutte autonome et radicale lucide, d’une part, sur la nature de l’extrême droite, et, d’autre part, sur l’étendue de la fascisation de la société, son lien avec l’exploitation capitaliste, le pouvoir étatique et le racisme structurel.

Face à la confusion, il importe de clarifier : pas parce que la politique est une affaire d’idées claires, mais parce que, si elles ne le sont pas suffisamment, toute entreprise devient bien plus périlleuse. Cette clarification permet notamment d’aborder des questions qui jusqu’à présent étaient périphériques, voire oubliées, des analyses et pratiques antifascistes pour avoir une position cohérente et déterminée. Il s’agit, par exemple, des liens entre écologie et antifascisme. C’est ce qui explique que, dans son important ouvrage Ecofascismes paru l’an dernier, Antoine Dubiau appelle justement à clarifier le discours écologique pour défaire les ambiguïtés sur lesquelles repose la réappropriation du thème de l’écologie par les organisations réactionnaires et fascistes : « empêcher leur écologisation, en rendant matériellement inopérantes les idées écofascistes, devrait être un objectif commun des écologistes et antifascistes à court et moyen termes » (p. 195).

Prendre la situation politique, ses forces et ses affects pour ce qu’ils sont ne suppose pas de les accepter ainsi, mais de s’y confronter collectivement, d’en faire le point de départ pour une intervention. Or, si « les mots sont importants, au moins autant que les actes » (Dix questions sur l’antifascisme, p. 186), alors c’est sur ces deux plans qu’il faut faire attention : on n’a pas grand-chose à leur dire, sinon rien ; on a encore moins de choses à faire ensemble, sinon les combattre.

L’antifascisme en temps de pandémie

Ces éléments ouvrent une dernière question : la pandémie. C’est le principal défaut de l’ouvrage, qui commet une erreur stratégique et politique majeure en ne s’y intéressant pas. Il ne s’agit pas d’un simple élément qui manquerait à la liste, dont on pourrait alors justifier l’oubli par le format court du livre qui oblige à faire des choix et à ne pas traiter de tout dans son entièreté. Cela serait alors tout à fait entendable. Or, c’est loin d’être le cas. Saisir à la fois la menace que représente l’extrême-droite et les chemins que doit prendre l’antifascisme nécessite de se confronter à ce qu’il se passe depuis le début de la pandémie, aux voies qui se sont ouvertes et à celles qui se sont fermées. Que cette problématique majeure n’apparaisse presque nulle part nous interroge. Aussi les prochaines lignes ont-elles pour objet de poursuivre leur réflexion en s’emparant de la pandémie, ce qui est une tâche urgente. C’est fondamental, pour au moins deux raisons.

D’une part, l’extrême-droite a profité de la pandémie pour accroitre son implantation locale et médiatique et développer encore sa base partisane, dans un contexte de fascisation avancée du capitalisme qui condamne les personnes au centre des structures de domination et d’exploitation à être gravement, mortellement, exposées aux dangers du covid. Aussi, un travail antifasciste conséquent suppose de défaire les discours et de s’opposer aux pratiques de l’extrême-droite, qui ont pullulé depuis le printemps 2020 : pas seulement de les infirmer factuellement, puisque chacune de leur analyse n’a aucune validité concrète, mais démontrer qu’elles s’inscrivent dans des idéologies réactionnaires et autoritaires. D’autre part, de nombreuses composantes de notre camp ont versé dans le pire, en tentant de (ou plutôt en croyant) combattre le gouvernement en reprenant des arguments issus de l’extrême-droite tels que la dimension « liberticide » des mesures sanitaires les plus élémentaires. L’absence de réflexion théorique sérieuse [nous avions à l’époque contribué ici et à un débat qui n’a malheureusement jamais quitté des cercles très étroits] sur les origines de la pandémie et sa gestion gouvernementale a été compensée par une déshérence intellectuelle prompte à manger à tous les râteliers. Tant la gauche réformiste que la gauche radicale et révolutionnaire se sont alors, dans de larges parts, vautrées dans la boue confusionniste. Combien ont tenu et continuent de tenir des propos qu’on pourrait prendre pour les abjectes analyses de Louis Fouché et consorts ? Combien ont cru opportun d’investir les manifs contre le pass sanitaire ou d’exprimer de la sympathie pour les anti-vax et les anti-masque ?

Il ne s’agit même pas d’avancer que ce mouvement était gangréné par l’extrême droite : il était déjà pourri, il n’y a là aucune récupération à déplorer, sa nature et ses mots d’ordre posaient d’emblée un problème. Il faut sérieusement manquer de repères pour y avoir vu une réminiscence des Gilets Jaunes, leurre que critique adroitement Valérie Gérard dans un petit ouvrage paru à l’automne 2021 et intitulé Tracer des lignes : sur la mobilisation contre le pass sanitaire, dans lequel elle s’emploie à relever les différences fondamentales entre les deux. Si les Gilets Jaunes se retrouvaient pour échanger, partageaient de la solidarité et s’en prenaient aux banques, aux flics et aux avenues bourgeoises, les manifs qu’on a vu fleurir à l’été 2021 avaient en réalité un tout autre motif. D’un côté, la construction de liens sociaux, de l’autre sa destruction, d’un côté une perspective collective, de l’autre un repli individualiste. S’il y avait un refus du contrôle, on n’a pas vu de dénonciation ou d’attaque des prisons, des commissariats ou des caméras de surveillance mais plutôt de pharmacies et de centres de vaccination : cela en dit long sur les affects qui étaient au cœur de cette mobilisation. Que tant de pancartes antisémites aient été brandies, que des personnalités aussi engagées dans la transphobie, dans le racisme et dans l’essentialisation des rapports sociaux aient joué un rôle central, sinon matriciel, dans cette contestation n’a rien d’un hasard. Il ne saurait s’agir de la même chose qu’avec les Gilets Jaunes, où le qualificatif d’antisémites ou de sexistes était avant tout un argument du pouvoir pour décrédibiliser un authentique soulèvement populaire, qui avait également ses contradictions et ses faiblesses.

S’esquisse ici une idée qui doit être défendue avec force, le temps viendra et certain·es ont déjà commencé à le faire très bien : la plupart des actions de notre camp, loin de combattre l’ordre des choses, n’a fait que le conforter et, pire encore, nous avons commis la grave erreur de croire qu’il était possible de s’en prendre au pouvoir en ralliant des évènements, des mots d’ordre et, plus largement, des idées authentiquement réactionnaires. C’est là un principe de base, que rappelle La Horde : « les ennemis de nos ennemis ne sont pas forcément nos amis » (p. 187). D’où la nécessité de tracer des lignes et de les tenir, vigoureusement. Il y avait et il y a toujours tout autre chose à faire que de seulement dénoncer le contrôle biopolitique du pouvoir, c’est ce qu’ont montré les quelques brigades de solidarité populaire, auxquelles participèrent des partisan·es de l’antifascisme. Cette nécessité n’a en rien perdu de son actualité, il faut travailler à créer, poursuivre, étendre, des initiatives qui ont vu le jour pendant les semaines du confinement de 2020, comme y appelait alors ACTA : « il nous faut de toute urgence approfondir un niveau d’organisation populaire autonome en capacité de donner corps au mot d’ordre d’autodéfense sanitaire. C’est-à-dire : entamer un travail de solidarité immédiate pour et avec les populations les plus touchées par la crise, qui sont aussi celles dont l’État se désintéresse structurellement ».

Parmi celleux qui s’emploient à ce travail salutaire, qui relève alors à la fois de l’autodéfense sanitaire et de l’autodéfense antifasciste, le collectif Cabrioles livre un travail précieux. Dans un dossier justement consacré à la fascisation, le collectif avance la nécessité de mener une double critique, à la fois de la situation, du pouvoir et de l’extrême droite ainsi que de nos erreurs et illusions. D’une part, il est clair que « l’extrême droite internationale, réorientant son savoir-faire en matière de négation des sciences du climat, a fourni aux gouvernements néolibéraux les stratégies et éléments de langage – le “Vivre avec”, la “protection focalisée”, la “responsabilité individuelle” – à même d’imposer le libertarianisme de masse, d’insensibiliser à la mort et au handicap de masse ». D’autre part, s’ajoute à cela « l’horreur véritable […] de voir une large partie des forces et des médias qui luttent contre les rapports de dominations se faire le relai de ces politiques, de ces éléments de langage, de la naturalisation du validisme et du darwinisme social ». Les articles rassemblés dans le dossier poursuivent l’étude des liens entre la pandémie et l’avancée du fascisme, tant du point de vue de la progression de l’extrême-droite en tant que camp politique que de la radicalisation et l’aggravation des logiques structurelles déjà à l’œuvre dans le tissu social – il importe, comme le reste de leur travail, de les partager et de s’en emparer collectivement.

De même, la veille menée par le collectif Action Antifouchiste est essentielle pour relever à la fois la puanteur des analyses de l’extrême-droite sur la pandémie et l’impasse, il faudrait dire l’aberration, qu’il y a à voisiner avec des personnes de ce genre. Renseignant de près les actions de la nébuleuse réunie autour de Louis Fouché et du réseau Reinfocovid, le collectif effectue un travail salutaire. Ce suivi rapproché et constant n’est autre qu’un des principes de base de l’antifascisme : ne jamais les laisser tranquilles. Il faut que ces personnalités et ces groupes ne puissent rien faire en étant à l’aise, qu’ils et elles nous craignent derrière elleux. Cela les incommode profondément, il convient de ne pas sous-estimer l’effet de ces actions. Il s’agit, par la même occasion, de nous confronter à nos errances. Ce travail rappelle également que l’antifascisme ne se limite nullement aux grandes métropoles : il doit se déployer partout, dans chacun de nos lieux de vie et des lieux où l’extrême droite trouve un terreau trop fertile. Certaines zones du sud du Massif central ou des Alpes, parmi d’autres, méritent ainsi une attention particulière.

Du fait la densité des liens entre celleux qui nient la pandémie et l’extrême-droite, l’autodéfense sanitaire a évidemment à voir avec l’autodéfense antifasciste, malgré l’incapacité d’une trop grande partie d’entre nous à s’en rendre compte. Au mois de janvier 2023, les camarades antifascistes lyonnais·es ne se trompèrent pas en allant s’occuper physiquement du collectif « Le masque blanc » qui tenait un stand en plein milieu de la ville. Antimasque et antivaccin, ce collectif est ancré à l’extrême droite, ce dont attestent son antisémitisme et sa transphobie. L’avancée de notre camp est de prendre acte de cet ancrage : ce groupe et les collectifs qui lui ressemblent ne sont pas proches de l’extrême droite à cause de leurs ressemblances et correspondances avec certains des membres et des idées de ce camp politique, ils sont de l’extrême-droite dans ce qu’elle a, quelle que soit la tendance, de plus crasse. Il n’y a dès lors rien d’étonnant à ce que, dès l’action menée, des ordures comme Florian Philippot la condamnèrent et se portèrent à leur secours. Cette action, qui n’est pas la première et ne doit pas être la dernière, est significative : elle rappelle où se situent celleux qui nient la pandémie et les ravages du virus et, du même coup, la voie à prendre pour les partisan·es de l’autodéfense populaire et antifasciste.

Tracer des lignes ne peut se faire uniquement par des clarifications d’idées, aussi importantes soient-elles : cela doit s’accompagner d’actions concrètes et d’organisations collectives, par lesquelles ces idées prennent un sens pratique. Un « mouvement d’autodéfense populaire » (Dix questions sur l’antifascisme, p. 16) élargi, offensif, efficace, suppose d’inclure l’autodéfense sanitaire, parce que tout s’y réfracte : lutte contre les structures d’exploitation et de domination, lutte contre le processus de fascisation, lutte contre les groupes, les pratiques et les idées de l’extrême-droite.

Plutôt que de se demander à quoi se destine cette recension, il importe de se demander à qui ? On pourrait d’abord penser à celleux qui ne sont pas de notre camp, puisqu’une fausse idée, heureuse mais malencontreuse, soutiendrait qu’il est évident d’être antifasciste. Ce n’est pas le cas. Aussi, quitte à rappeler et clarifier des évidences, c’est d’abord à nous-mêmes qu’il faut parfois nous adresser. Non pas à cause d’un hypothétique principe selon lequel la politique ne se vivrait et se ferait qu’entre ami·es, mais parce qu’au sein de notre camp nombreuses sont les personnes et les organisations auxquelles il faut faire ce à quoi s’emploie l’ouvrage de La Horde : des rappels et des clarifications sur la nécessité de la lutte antifasciste. Il est nécessaire de se départir de nos illusions et impasses pour défaire activement les logiques fascisantes et fascistes. Pour reprendre les mots des camarades de Clément Méric, « seule la construction d’une intransigeance collective quotidienne pourra y parvenir » (p. 180).

1 Collectif, Critique de la sécurité. Accumulation capitaliste et pacification sociale, Paris, Eterotopia, 2017.

Crédits photo en une : Serge D’Ignazio

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