Anti-Anti-Antifa (1/2) : L’antifascisme et la tactique du « Front républicain »

L’article est disponible au format brochure ici : anti-anti-antifa

Traduction de la première partie du texte du magazine Commune « Anti-Anti-Antifa » nous permettant d’envisager la question de l’opposition au fascisme tout en conservant une optique prolétarienne et révolutionnaire. La résurgence de la menace fasciste, particulièrement visible aux Etats-Unis, n’épargne pas les pays Européens, notamment la France. La réaction aux avatars contemporains du fascisme (l’Alt-right, les Identitaires, antisémites et autres nationalistes blancs) s’avère plus nécessaire que jamais, mais pose la question des alliances politiques à effectuer.

Si le cliché de l’alliance entre antifascistes et bourgeoisie libérale est plutôt porté par les héritiers du fascisme et par la droite réactionnaire, la tendance à l’association avec la démocratie bourgeoise a pu être mobilisée par le camp révolutionnaire, bien souvent de manière systématique et anachronique. Les premières critiques de l’antifascisme avancées par le leader de la gauche communiste italienne Amedeo Bordiga, puis par Léon Trotsky durant la guerre d’Espagne ont principalement concerné l’opposition aux « Fronts républicains ». Ils considéraient, à juste titre, que le mouvement ouvrier ne pouvait se permettre de pactiser avec les partis bourgeois et se borner à une simple défense de la démocratie.

Or ces critiques, utilisées de manière anachronique, ne prennent pas en compte la mutation de la menace fasciste tout comme la désagrégation du mouvement ouvrier. La perspective de la lutte contre le fascisme doit alors être analysée en considérant les limites de la recomposition politique faisant suite à la restructuration du capitalisme dans les années 1970.

Les fascistes d’aujourd’hui ne sont pas les fascistes d’hier. Et les antifascistes d’aujourd’hui ne sont pas les antifascistes d’hier. De quoi demain sera fait ?

2017 est l’année où « l’alt-right » est devenue mainstream. En organisant des rassemblements dans tous les Etats-Unis elle a tenu les rues par la violence directe et avec la complicité de la police. La manifestation « Unite the Right » à Charlottesville en août 2017 s’était voulue une démonstration de force, l’occasion de représenter le front uni que l’alt-right avait construit avec les conservateurs traditionnels. Au lieu de cela, elle a marqué la fin de leur élan, et finalement, de leur mouvement. Aujourd’hui, ce front uni s’est effondré. Dans la plupart des cas, leurs manifestations publiques sont revenues à leur taille d’avant 2016, et dépendent entièrement de la protection de l’État.  Plus d’un an après Charlottesville, nous pouvons affirmer que ces mobilisations antifascistes sont une victoire – l’une des trop rares victoires de la gauche radicale sous la présidence Trump.

Mais la victoire des « antifa », comme on les surnomme aujourd’hui, a suscité d’intenses critiques. Les conservateurs et les forces de l’ordre les ont qualifiés de terroristes ; les libéraux ont dit qu’ils ne valaient pas mieux que les nazis. Si de telles histrionies sont prévisibles, il est plus étonnant que l’antifascisme ait également été fortement critiqué à gauche. Ces anti-antifascistes soutiennent que la lutte contre les petits groupes fascistes ne fait rien pour combattre le racisme structurel de la société capitaliste. Les antifascistes, disent-ils, risquent leur vie pour combattre un symptôme aigu de la démocratie libérale plutôt que la maladie terminale elle-même, sacrifiant ainsi le projet révolutionnaire dont beaucoup prétendent faire partie, en devenant finalement à peine mieux qu’une aile paramilitaire en herbe du centre-gauche.


Cet argument est aussi vieux que l’antifascisme lui-même. Il trouve son origine dans les premiers jours de la résistance contre Mussolini, et a été largement utilisé dans les années 1930 contre les fronts populaires antifascistes en Espagne et en Allemagne. Aujourd’hui, il s’applique de manière anachronique aux petits groupes d’anarchistes et d’autonomes qui, malgré une imagerie similaire, ont peu en commun avec les antifascistes d’autrefois. Le monde a changé, et l’antifascisme avec lui. La compréhension de cette évolution révèle que les insuffisances des antifa sont peu différentes de celles de la gauche révolutionnaire en général. Le fait qu’ils comptent parmi les seuls groupes à rencontrer le moindre succès sous l’ère de Trump indique qu’ils méritent mieux que la dénonciation systématique.

Des Arditi au Front populaire :

Le fascisme historique a émergé de la crise révolutionnaire qui a suivi la Première Guerre mondiale. De 1917 à 1923, une grande partie de l’Europe était au bord de la révolution, tandis que l’exemple et l’inspiration de la Russie commençaient à s’imposer dans les consciences. En Italie, des centaines de milliers de travailleurs ont occupé leurs usines, mettant l’économie à l’arrêt. En réaction à cette crise politique, Benito Mussolini, un socialiste devenu national-chauvin, forma les premiers groupes paramilitaires fascistes en 1921, organisant des ultra-nationalistes en chemise noire pour réprimer le mouvement ouvrier et défendre le capital industriel.

La gauche réagit en formant ses propres groupes paramilitaires, les Arditi del Popolo, afin de protéger les permanences syndicales et les quartiers ouvriers contre les fascistes. Composée, à l’instar des chemises noires, d’une majorité d’anciens combattants, l’aile gauche des Arditi comptait environ 55 000 membres. Beaucoup considèrent aujourd’hui qu’ils auraient eu le pouvoir d’arrêter Mussolini, qui s’était vu confier le contrôle de l’Italie par le roi Victor Emmanuel III en 1922, si la gauche italienne ne s’était pas désagrégée. Le Parti communiste d’Italie, d’inspiration bolchevique, s’est constitué en 1921 par une scission du Parti socialiste italien. Les socialistes, dans l’idée de se frayer un chemin à travers la crise, signèrent un « pacte de pacification » avec les fascistes et dénoncèrent les tactiques illégales des formations Arditi, lesquelles prenaient un tournant activiste plus affirmé. Pour leur part, les communistes poursuivirent la stratégie insurrectionnelle de l’immédiat après-guerre et apportèrent provisoirement leur soutien aux Arditi. Mais ces derniers étaient divisés en leur sein entre la direction d’Antonio Gramsci, qui les considérait comme une force militaire potentielle pour le parti, et Amadeo Bordiga, qui les dénonça comme étant simplement réactifs et non explicitement orientés vers la conquête du pouvoir politique.

Les positions des socialistes et de Bordiga représentent un antécédent aux critiques actuelles des groupes antifa : les socialistes accusaient les Arditi d’être des « ultra gauchistes antisociaux », et les communistes alignés sur les positions de Bordiga considéraient qu’ils défendaient la démocratie libérale.

Cette même dynamique resurgit pendant la guerre civile espagnole de 1936-1939, lorsque les anarchistes et les marxistes dissidents rejoignirent les staliniens et les libéraux dans un gouvernement de Front populaire pour défendre la République espagnole contre l’insurrection fasciste du général Franco. Bordiga, devenu alors une figure très marginale, critiqua les anarchistes et les communistes pour s’être soumis à l’alliance républicaine au lieu de poursuivre leurs propres objectifs révolutionnaires dans l’espace ouvert par la guerre civile. « Les ouvriers d’Espagne se battent comme des lions, mais ils sont battus parce qu’ils sont dirigés par des traîtres » 1, pouvait-on lire dans sa revue Bilan[2] .

L’autre courant communiste opposé au Front populaire était conduit par Léon Trotsky, lui aussi bolchevique en déshérence revendiquant une filiation léniniste, mais doté d’ une influence internationale d’une bien plus grande envergure. En dépit de sa critique de la République espagnole, Trotsky plaidait pour un retour à la politique léniniste de « front unique » entre partis prolétariens (communistes et sociaux-démocrates, aux côtés des syndicats) mais rejetait les organisations libérales interclassistes. Face à la montée d’Hitler, Trotsky soutenait que le mouvement ouvrier serait complètement écrasé si les communistes et les sociaux-démocrates ne s’unissaient pas, même s’il considérait les sociaux-démocrates comme étant responsables de la montée du fascisme. Avec une lucidité exceptionnelle sur les horreurs à venir, Trotsky exhorta ses partisans à rejoindre les groupes antifascistes, tout en critiquant les tendances libérales qui animaient l’antifascisme :

Les concepts mêmes d’« antifascisme » et d’« antifasciste » sont des chimères et des mensonges. Le marxisme aborde tous les phénomènes d’un point de vue de classe… Le slogan « Contre le fascisme, pour la démocratie » ne peut pas attirer des millions et des dizaines de millions de personnes, ne serait-ce que parce qu’en temps de guerre, il n’y avait et n’y a pas de démocratie dans le camp républicain… Il suffit aux journalistes libéraux mais pas aux travailleurs et paysans opprimés. Ils n’ont rien d’autre à défendre que l’esclavage et la pauvreté. Ils ne dirigeront toutes leurs forces pour écraser le fascisme que si, en même temps, ils sont dans la capacité de réaliser de nouvelles et de meilleures conditions d’existence. Par conséquent, la lutte du prolétariat et des paysans les plus pauvres contre le fascisme ne peut pas, au sens social, être défensive, mais seulement offensive.

Alors que la Quatrième Internationale de Trotsky finit par s’engager pour la défense de l’Union soviétique et de la démocratie libérale, les bordiguistes restèrent des « défaitistes révolutionnaires ». Le fascisme n’était qu’une dictature bourgeoise, une réaction à l’incapacité de la démocratie libérale à vaincre adéquatement la révolution prolétarienne. La guerre mondiale et la dictature ne pouvaient que rendre une telle révolution plus probable, comme ce fut le cas en Russie en 1917.

Au lendemain de la période fasciste, l’ampleur de ses horreurs étant désormais connues, une telle position est plus scandaleuse que jamais. Certains de ses partisans sont tentés de rendre l’histoire conforme à leur intransigeance en niant l’étendue de la terreur fasciste, tandis que d’autres ont soutenu que, aussi mauvais que fût le fascisme, il ne pouvait se reproduire en l’absence d’une vague révolutionnaire semblable à celle de la période 1917-1921.

Une nouvelle forme de fascisme est cependant réapparue et, avec elle, une opposition militante. La critique contemporaine de l’antifascisme reproduit souvent les positions de Bordiga et de Trotsky, malgré le fait que la dynamique, la composition, les tactiques et les objectifs des fascistes et des antifascistes soient aujourd’hui totalement différents.

A.M. Gittlitz

La suite de l’article est à lire ici: « Anti-Anti-Antifa : L’antifascisme et la lutte contre l’Etat« 


1 « L’abattoir des prolétaires en Espagne », Bilan n°35, septembre-octobre 1936

[2]A noter que les conclusions de Bilan sur la guerre civile espagnole sont certes directement inspirées par les analyses de Bordiga sur l’antifascisme, mais Bilan n’était en aucun cas « la revue de Bordiga ». A l’époque de sa parution, entre 33 et 38, Bordiga s’était retiré de l’activité politique, et il en est resté éloigné jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale. Si on devait citer une figure majeure de la revue, ce serait Ottorino Perrone (ndt).