La question de l’État est au centre des théories révolutionnaires depuis la naissance du mouvement ouvrier. Structure de domination politique par excellence, sa machinerie complexe le rend difficile à appréhender. Existe-t-il un « bon État » qui prodigue des politiques sociales, à opposer à un « État policier » uniquement répressif ? Et surtout, un tel État-Providence est-il toujours possible ? En revenant sur ces différentes formes de l’État et en les situant historiquement, ce texte se propose d’élaborer une critique de l’État comme élément fonctionnel du capital.
« Bien que jouant si profondément double jeu, je n’avais rien d’un hypocrite : les deux faces de mon moi étaient parfaitement sincères. » R. L. Stevenson, L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde
Dans les démocraties occidentales contemporaines, l’État se trouve au cœur des luttes sociales et se positionne, dans la plupart des conflits, comme l’interlocuteur immédiat pour obtenir satisfaction. Son action politique est supposée répondre à une revendication émanant du « mouvement ouvrier », de la « société civile » voire du « peuple », selon le discours déployé par les protagonistes qui mènent la lutte. Que ce soit dans la perspective citoyenniste qui vise à accorder l’action publique avec la volonté populaire qu’elle est censée représenter, ou lors des mouvements syndicaux qui s’adressent à lui comme un médiateur dans le conflit contre la classe capitaliste, l’État est perçu comme un instrument politique neutre que chaque camp pourrait faire plier en sa faveur.
Ce qu’il y a de commun à ces différentes manières de poser la question de l’État, c’est la conception de la sphère politique comme une entité autonome qui s’émanciperait des contraintes économiques et géostratégiques1 et aurait la capacité de régir la société de manière souveraine. L’instauration d’un rapport de force, par le biais de grèves, de manifestations ou d’actions plus symboliques afin de s’assurer une sympathie médiatique, s’effectue toujours dans le cadre du « dialogue social » avec l’institution étatique, qui est pourtant restée sourde aux millions d’opposant·es à la réforme des retraites, aux discours alertant sur la catastrophe écologique en cours ou aux dénonciations des violences policières.
Apparaît alors un paradoxe flagrant : l’État est de plus en plus sollicité dans le cycle de luttes actuel alors même que le démantèlement de son volet social, l’État-providence, s’approfondit chaque année davantage. En réponse aux ravages de l’austérité, le souvenir nostalgique des Trente Glorieuses refait surface et les diverses forces politiques de gauche en appellent à un retour en arrière, du temps mythique où l’État fonctionnait correctement, c’est-à-dire dans l’intérêt des travailleur·ses.
L’État en tant que forme sociale spécifique n’est jamais questionné, comme s’il avait toujours existé et qu’il suffisait d’utiliser ses dispositifs administratifs et législatifs à bon escient, quitte à réformer leurs contenus, pour l’orienter vers des formes de politiques sociales redistributrices. Une certaine tradition marxiste est allée jusqu’à affubler ce même État du qualificatif de prolétarien pour donner des allures de transition révolutionnaire à une nouvelle forme de capitalisme monopolistique. Prolétariat comme bourgeoisie peuvent investir l’État et se l’approprier ; il suffit pour cela de s’ériger en classe dominante. Cet économisme vulgaire où la superstructure politique découle mécaniquement de la domination de classe de la bourgeoisie (et pourrait donc être conquise si cette dernière est renversée) considère l’État comme un agent extérieur se contentant d’entériner par la loi, a posteriori de chaque conflit social, le rapport de force en faveur de la classe victorieuse.
À rebours de ces analyses anhistoriques, il importe de penser l’État en tant que catégorie politique du capital, élément dynamique de la lutte de classes, afin de comprendre, pour reprendre la problématique de Pashukanis dans La Théorie générale du droit et le marxisme, « Pourquoi [la domination de classe] revêt-elle la forme d’une domination étatique officielle, ou, ce qui revient au même, pourquoi l’appareil de contrainte étatique ne se constitue-t-il pas comme l’appareil privé de la classe dominante, pourquoi se sépare-t-il de cette dernière et revêt-il la forme d’un appareil public impersonnel, détaché de la société ? ». Pour comprendre ce que cette structure politique a de si particulier, nous tenterons tout d’abord d’esquisser une définition conceptuelle de l’État en décrivant la fonction organique de celui-ci dans la dynamique du capital, puis nous tâcherons de périodiser les formes qu’il a pu recouvrir pour correspondre au cycle de luttes auquel il fait face. Une telle démarche ne peut cependant se satisfaire d’adhérer à une théorie strictement instrumentale de l’État comme on peut en trouver dans la littérature anarchiste. Si l’État dérive effectivement du capital, il ne peut s’y réduire. Comme tout phénomène social, il convient de garder à l’esprit que l’État et ses institutions sont traversées par de multiples tensions et contradictions, et que c’est précisément là que se trouve la possibilité d’une crise.
L’analyse que nous développerons se limite cependant aux États des pays occidentaux, et à la trajectoire historique spécifique qu’ils ont suivie – que nous ne pourrons malheureusement pas aborder en détail faute de place. Concernant les structures de régence politique des pays des Suds, nous renvoyons à l’article thématique de cette revue consacrée aux soulèvements internationaux [qui sera bientôt publié sur le site].

Pourquoi l’État ?
La conception républicaine de l’État postule que ce dernier n’est rien de moins que la structuration politique de la volonté du peuple. En ce sens, il a vocation à garantir l’exercice de la souveraineté des citoyen·nes, dont il est l’incarnation collective. En dépit de la position qu’ils occupent concrètement dans les rapports sociaux, malgré les déterminations de race, de classe et de genre qui fractionnent et opposent leurs identités sociales, les individus-citoyens voient en l’État la divinité qui leur confère une existence politique commune. Le mythe de l’intérêt général comme collection des intérêts privés absout donc la conflictualité inhérente aux sociétés de classe pour la dissoudre au sein d’une sphère politique prétendument autonome vis-à-vis du capital. Cet apparat idéologique, qui fonde la notion de « peuple », est ainsi qualifié par Marx de « résumé officiel de l’antagonisme dans la société civile » (Misère de la philosophie). Il permet à l’appareil d’État d’acquérir un soutien hégémonique auprès de larges fractions de classes qui le reconnaissent comme légitime.
De cette manière, l’État se place d’emblée au-dessus des rapports sociaux et objective institutionnellement, politiquement, la violence exercée par la bourgeoisie. L’État capitaliste a ceci de particulier par rapport aux seigneuries féodales et aux sociétés esclavagistes que sa domination est impersonnelle2. C’est l’autorité de l’État qui fait loi, et non pas celle d’un individu singulier, ce qui permet la rotation du gouvernement à chaque cycle électoral ou crise politique (en cas de scandale, le remplacement de tel ou tel ministre agit comme une soupape pour apaiser la colère populaire). Par conséquent, la suprématie du capital demeure informelle et imperceptible à qui rejette l’analyse de la société en termes de classes sociales antagoniques, sauf à verser dans un populisme bas de gamme accusant une frange infime de la haute-bourgeoisie d’avoir subtilisé la souveraineté populaire pour se constituer en « oligarchie ». Ce que critiquent ainsi un Ruffin ou un Branco, ce n’est pas la sphère nationale-étatique en tant que telle, mais bien sa contamination par des intérêts économiques et géopolitiques externes qui l’asservissent : les lobbies, les traités européens (Maastricht, Lisbonne), etc. Ils rêvent d’un monde politique pur et immaculé, où la figure abstraite du citoyen jouerait un rôle central dans la régulation politique nationale, et tempérerait de la sorte les excès du capital (financier et/ou étranger bien entendu). L’État, aujourd’hui aux mains de la classe dominante, pourrait donc retrouver ses vertus émancipatrices en s’affranchissant des connivences toxiques qui le lient aux grands capitalistes. Il est à la fois le lieu du problème et celui de la solution.
A l’inverse, s’il est juste de considérer l’État comme l’expression politique de la domination du capital, c’est-à-dire d’un rapport social, faire de ce dernier un bloc homogène empêche de penser ses contradictions internes. La forme politique que prend un rapport social n’en est jamais un dérivé mécanique, et elle acquiert systématiquement une autonomie relative vis-à-vis des intérêts qu’elle sert. Nous ne pouvons donc nous contenter d’en faire un instrument entièrement subordonné à la bourgeoisie sans thématiser plus précisément les tensions qui sont à l’œuvre dans la sphère politique. Pour conserver la légitimité qui assied son pouvoir sur la population, l’État doit jongler entre l’exercice assumé de la force coercitive, afin de contrôler les individus déviants3, et le maintien d’un certain consensus social qui satisfasse les aspirations des différentes classes. Il arrive que ces deux exigences soient incompatibles, comme nous le verrons plus loin. Quoi qu’il en soit, gardons en tête pour le moment que sa fonction principale est de réguler les rapports de classes (l’affrontement structurel entre le prolétariat et la bourgeoisie mais aussi les luttes internes à la classe capitaliste)4 de deux manières. D’une part, en gérant la répartition de l’ensemble de la plus-value socialement produite, d’autre part en garantissant les modalités optimales de reproduction du capital, et en premier lieu celles de l’exploitation. Il exonère donc les capitalistes particuliers de toute responsabilité dans la reproduction de la force de travail en se faisant l’acheteur indirect de cette dernière au niveau global via les « programmes sociaux de redistribution » et la pacification de la conflictualité de classe.
En cela, l’État est une catégorie intrinsèquement capitaliste, et ne peut être approprié au cours d’un processus révolutionnaire communiste. Sa destruction y est immédiate.
La genèse de l’État moderne correspond d’ailleurs à l’implantation brutale du capitalisme durant la phase de « l’accumulation primitive » à partir du XVIIe siècle. Durant cette période, les pillages coloniaux menés sous l’égide des États européens permettent à la bourgeoisie naissante de se procurer suffisamment de richesses pour initier des investissements productifs. Ce phénomène historique initié en Angleterre n’est en aucun cas réductible à un quelconque « contrat social », puisque aucun accord n’a jamais été conclu entre les deux parties. Marx rappelle dans le livre I du Capital qu’il s’agit d’un processus violent impliquant la destruction des rapports sociaux précapitalistes et la prolétarisation matérielle des individus – leur séparation d’avec les moyens de production – pour les contraindre au salariat5. C’est le rôle que remplira plus tard la colonisation lorsque le besoin d’une expansion géographique se fera sentir, puis l’impérialisme moderne quand il s’agira pour chaque État de conquérir ses propres espaces de développement dans la concurrence internationale. L’ouverture de nouveaux marchés et l’accaparement de ressources, de territoires et de populations par les Nords participe de l’instauration au niveau mondial de normes économiques et sociales adéquates au développement du capitalisme.

La carotte et le bâton
En tant que gestionnaire politique des rapports sociaux, qui sont ceux du capital, la tâche principale de l’État est de s’assurer du mouvement continu de leur reproduction. Les temporalités des procès d’accumulation, de valorisation et de réalisation de la valeur s’entrecroisent et s’interpénètrent tant et si bien que la moindre discordance dans l’un d’entre eux est susceptible de mettre en péril l’ensemble du cycle. En effet, le procès de reproduction des rapports sociaux est parfois soumis à des avaries politiques, économiques, environnementales, voire pandémiques, et il revient à l’État d’y remédier. Il intervient pour « recréer les conditions dans lesquelles la force de travail est à même de valoriser le capital » (Théorie Communiste) en corrigeant les arythmies qui entravent la fluidité de ce dernier. C’est parce que le capital n’est pas capable d’assumer lui-même cette fonction dans sa dynamique interne qu’il nécessite l’assistance de l’État, dont les politiques publiques peuvent se prévaloir de l’intérêt général. Ce processus est en renouvellement permanent, car la reproduction du capital n’est jamais donnée comme telle. Seules quelques fictions libertariennes osent imaginer que la main invisible du marché régulera tous les dysfonctionnements qui pourraient affecter le capital, et que les prolétaires consentiront à une exploitation toujours plus intensive sans police pour les mettre au pas.
L’État organise aussi le réseau d’infrastructures sans lequel la circulation des marchandises et de la force de travail serait impossible. Routes, aéroports, services postaux, hôpitaux ou écoles publiques sont indispensables à la reproduction du capital mais pas suffisamment rentables pour que leur coût de construction soit entièrement assumé par des capitaux individuels. Même les fameux partenariats public-privé sont en réalité largement subventionnés par l’État et les collectivités locales.
Ainsi garantie, la pérennité des conditions d’accumulation autorise en retour une certaine cohésion sociale régulant l’anarchie du marché, aux moyens d’institutions pacifiant et structurant les relations entre les acteurs sociaux. La reproduction de la force de travail n’est pas automatique ou inscrite biologiquement dans l’ADN des prolétaires : même s’alimenter est un processus social quand la nourriture est une marchandise. Elle présuppose donc une prise en charge à l’échelle macroscopique afin de s’assurer de l’entretien continuel d’une masse de travailleur·ses immédiatement disponibles, c’est-à-dire formée et en bonne santé morale et physique. Maladie ou chômage sont des moments structurels d’éviction des travailleur·ses hors de la dynamique d’accumulation, qui sont compensés par les services sociaux pour mieux en décharger les capitalistes. Il arrive que ces dispositifs soient renforcés dans certaines circonstances : le gouvernement a par exemple fait bénéficier du chômage partiel à plusieurs millions de salarié·es pour combattre la crise du coronavirus. Le volet social de l’État n’est pas motivé par un principe moral abstrait (la « solidarité nationale ») mais s’adapte aux besoins conjoncturels de reproduction de la main d’œuvre. Une étude de la DREES de 2017 montre que les prestations sociales, qu’elles soient contributives ou non, constituent 36% du revenu des ménages français, et jusqu’à 75% pour le décile le plus modeste. Il est facile d’imaginer quel effet produirait sur la consommation nationale l’arrêt du versement de ces allocations.
De cette manière, l’État est le moyen par lequel le prolétariat est approprié par la classe capitaliste dans son ensemble avant que le travailleur soit acheté individuellement par un capitaliste particulier. La description de ce phénomène nous montre que c’est bien la reproduction de la « race des travailleur·ses » qui prime sur leur bien-être en tant que citoyen·nes.
Le corollaire de la participation à la reproduction de la force de travail est la pacification de la conflictualité sociale. Toutefois, l’antagonisme capital/travail étant au fondement même de l’exploitation capitaliste, cette pacification ne peut s’attaquer aux racines matérielles de la lutte des classes et s’attache uniquement à en traiter les manifestations les plus externes. La dynamique de l’accumulation rejetant continuellement les populations non-rentables hors du procès de production, le capital engendre de lui-même une marginalité criminelle atteignant parfois l’envergure de villes entières (que ce soit dans les slums indiens ou dans les territoires contrôlés par les cartels au Mexique). Pour subvenir à leurs besoins, ces populations exclues des circuits traditionnels du salariat se livrent à de multiples activités se situant hors du cadre juridique délimité par l’État : contrebande, vol, culture et trafic de drogue… Lorsqu’elles font concurrence au capitalisme légal ou menacent la sécurité des chaînes de circulation de la valeur, l’État fait valoir son statut de « violence concentrée et organisée de la société » (Le Capital) et déploie sa dimension répressive. Qu’elle soit sourde et feutrée dans les tribunaux, ou plus spectaculaires lors d’opérations de police, ces deux moments sont complémentaires dans la construction d’une norme légale et de ses contours.
Cette répression peut aussi s’appliquer à briser les formes de résistance organisée que pourrait mettre en œuvre le prolétariat : grèves sauvages, émeutes, pillages, etc. Ce sont les mêmes unités de la BAC qui matraquent les manifestations et qui s’occupent du « flagrant délit ». Ainsi, par-delà la diversité des comportements déviants qu’il sanctionne, l’État s’attache toujours en toile de fond à défendre l’ordre social existant fondé sur la propriété privée et la protection du droit marchand.
Cette souveraineté armée est aussi au fondement de son autorité fiscale et monétaire. Lever l’impôt ou émettre des bons du Trésor requiert un appareil politique dont la stabilité et la puissance sont les gages de sa légitimité : il saura contraindre ses débiteurs au besoin, ou convaincre ses créanciers de le sauver de la banqueroute6.
Mais l’État n’est pas qu’un instrument « d’hégémonie cuirassée » (Gramsci) chargé d’organiser la répression à l’échelle nationale, et qui se doterait d’appareils politiques dans le seul et unique but d’asseoir sa suprématie. Il est aussi un acteur direct de l’économie nationale. Dans les premiers temps du capitalisme, la bourgeoisie balbutiante ne disposait pas des ressources suffisantes pour bâtir de nouveaux secteurs d’activité à partir de rien. Pour poser les jalons d’une libre économie de marché, l’État s’est substitué provisoirement aux capitalistes privés. Si cette phase historique de l’État comme « investisseur primitif » est aujourd’hui achevée, l’État demeure aujourd’hui un « capitaliste collectif en idée » selon la formule d’Engels. En jouant sur les politiques fiscales, les taux d’intérêt ou encore les investissements publics, l’État réoriente la dynamique du capital et pallie ses déséquilibres conjoncturels.
L’économiste Pierre Salama identifie ainsi deux fonctions organiques fondamentales au cœur du phénomène étatique. La fonction de régénération consiste à superviser la bonne marche du procès d’accumulation du capital, tandis que celle de légitimation s’applique à s’assurer du crédit du pouvoir d’État auprès de sa population. C’est à l’intérieur de cette dichotomie que s’effectue la tension propre à la sphère politique. Malgré des marges de manœuvre mouvantes selon les circonstances historiques et l’état de la lutte de classe7, la fonction de légitimation est toujours subordonnée à la fonction de régénération en dernière instance, et son évolution dépend de la conjoncture économique nationale. Tant que les deux fonctions sont conciliables, un compromis de classe (dont les modalités restent dépendantes du rapport de force entre le capital et le travail) est possible : amélioration des conditions de travail ou des salaires, obtention de libertés démocratiques, etc. Ce fut le cas sous l’époque du fordisme, dont nous parlerons plus bas, et cet accord tacite instaurait une relative paix sociale. En revanche, dès que la conjugaison de ces deux fonctions commence à nuire à l’accumulation du capital, l’État est contraint d’abandonner ses politiques sociales au profit d’une répression directe.

Crise et réforme : la démocratie à l’épreuve du réel
La fonction de régénération s’exerce de différentes manières, l’État ajustant ses interventions selon la conjoncture économique. Mais la dynamique fondamentalement concurrentielle du capital est telle que l’ensemble des capitaux particuliers ne peuvent être revitalisés éternellement par des politiques publiques. L’éviction des capitaux les moins rentables hors des circuits de valorisation est la force motrice du développement capitaliste. Si l’État peut les renflouer pour un temps, des infusions budgétaires à perte sur le long terme sont intenables et il devra alors s’en désengager. Au moyen de régulations fiscales, d’investissements publics, de l’obtention de parts de marché sur la scène internationale voire de subventions directes, l’État privilégie certains secteurs de valorisation plutôt que d’autres considérés comme obsolètes (il n’aura échappé à personne que l’industrie du charbon, qu’Emmanuel Macron a promis de faire disparaître du sol français d’ici 2022, n’est pas particulièrement florissante). En Europe occidentale, la tendance est aujourd’hui à la modernisation du capital vers des secteurs de pointe, comme le big data, l’aéronautique ou les énergies renouvelables.
Le fait qu’il n’existe pas de consensus au sein de la classe capitaliste et que les politiques publiques s’effectuent toujours au détriment d’une partie du patronat explique également la nature externe de la domination étatique. Il se doit de sauvegarder les intérêts du capital dans son ensemble contre ceux des capitalistes particuliers, ce qui ne peut se faire qu’en maintenant une autonomie minimale vis-à-vis du patronat8. Cette contradiction permanente est au cœur des tensions qui traversent l’action publique, entre consolidation des intérêts majoritaires et compensations symboliques ou financières des capitaux lésés. En parallèle de sa fonction de domination de classe, l’État est le lieu de la formalisation politique des rapports inter-capitalistes tels qu’ils s’expriment dans la concurrence.
En cas de crise, c’est à l’État qu’il revient de dessiner l’horizon de l’économie nationale en privilégiant la défense de la reproduction du capital comme rapport social global contre les profits immédiats des capitalistes privés. L’État canalise les effets de la crise et en module les répercussions sur les différents acteurs économiques. Son intervention, qui est toujours fonction du degré de légitimation dont le gouvernement dispose, apparaît donc parfois comme contraire aux intérêts objectifs des capitalistes (ou de telle ou telle fraction de ces derniers) qui s’estimeront délaissés.
Il arrive même que l’État prenne occasionnellement le parti du prolétariat dans les conflits qui l’opposent au patronat. Il crée des commissions consultatives, finance quelques conseils de prud’hommes et prétend défendre le droit du travail. Voilà qui accréditerait la thèse d’un État neutre, qui ne sert le capital que parce qu’il est aux mains des capitalistes ? C’est oublier une caractéristique essentielle du mode de production capitaliste : la vente de la marchandise force de travail doit y être librement consentie et réglementée par un contrat de travail, dont les modalités sont elles-mêmes définies par une législation spécifique. A travers l’égalité juridique formelle entre le travailleur et son employeur, ce sont les conditions du salariat qui sont garanties et, partant, l’appropriation de la survaleur produite à l’intérieur de ce rapport. Sans garde-fous délimitant le cadre de l’exploitation, le prolétariat serait complètement assujetti au capital, et aucun marché ne pourrait exister.
Le fait que l’État puisse être amené à contrevenir aux intérêts de certains capitalistes particuliers donne l’illusion qu’il se situerait au-dessus de la loi de la valeur et serait un outil politique assez puissant pour se dresser face au capital. Cette illusion est sublimée dans le moment législatif, où le processus électoral simule une liberté de choix entre une multitude de candidat·es que tout semble opposer le temps de la campagne – certain·es arborent même une étiquette « anticapitaliste ». Pour la tradition réformiste, le vote fait office de désignation populaire du champion qui ira combattre le monstre capitaliste (ou, plus prosaïquement, de la finance). S’il échoue, c’est simplement qu’il n’était pas le bon ou qu’il a « trahi » ses engagements héroïques ; et tout est à recommencer. Les élections apparaissent en ce sens comme le moyen de dissoudre dans le jeu démocratique les pressions politiques émanant de la société civile. Toutes les controverses sont possibles tant que les structures fondamentales de l’État sont conservées, et en premier lieu le lien organique qu’il entretient avec le capital.
De plus, en cas de crise de légitimation, le renouvellement démocratique du personnel politique lors des élections apporte un surcroît momentané de légitimité à l’appareil d’État qui permet de mener des réformes qui auraient suscité une vague d’indignations si elles avaient été menées par le parti au pouvoir. L’exemple du parcours de Syriza en Grèce illustre parfaitement l’impasse dans laquelle se trouve le réformisme une fois qu’il accède aux rênes du gouvernement.
Groupusculaire à sa création en 2004, Syriza a réussi à coaliser une large base électorale sur la base des revendications anti-austérité portées par le mouvement social de 2010- 2011. Étouffée par les forces de répression, la colère exprimée dans la rue devait maintenant se matérialiser positivement dans les suffrages, ainsi que l’a formulé Alexis Tsipras lui-même : « Nous ne demandons pas un vote de protestation, mais un vote pour gouverner. » Après quelques tergiversations politiciennes, il devint premier ministre en 2015 et son triomphe galvanisa les espoirs de toute une génération de militant·es. Pour la première fois en Europe, les portes du pouvoir s’ouvraient à un gouvernement de « gauche radicale. » Enfin, l’État était entre de bonnes mains, et les dignes représentant·es du peuple qui siégeaient à sa tête allaient parvenir à dompter la troïka néolibérale.
Finalement, qu’elles qu’aient pu être les intentions profondes de Tsipras, la chape de plomb de l’économie a rapidement fait déchanter ceux qui espéraient des lendemains meilleurs. Le FMI n’a rien voulu entendre et le parti « anti-système » a dû, bon gré mal gré, augmenter la TVA, reculer l’âge de départ à la retraite à 67 ans et brader l’emblématique port du Pirée à une multinationale chinoise. Le ministre des finances Yanis Varoufakis a bien fait sensation à Bruxelles en portant une chemise et un jean au milieu des diplomates en costume trois pièces, mais rien de plus. Certain·es ont analysé cet échec non pas comme la preuve de l’impuissance du réformisme mais comme le symptôme d’une perte de la souveraineté nationale au profit d’institutions omnipotentes sur lesquelles les citoyen·nes n’auraient aucun droit de regard. Nous leur rappellerons simplement que l’écrasante majorité des décisionnaires de l’Union Européenne sont soit directement élus, soit nommés par nos gouvernements nationaux.
Le mal vient de plus loin, et il nous faut nous pencher plus précisément sur les mécanismes sociaux qui permettent à la sphère politique de se projeter dans le ciel des idées, avant d’être irrémédiablement rattrapée par la réalité du capital.

Mouvement ouvrier et restructuration du capital
Comme nous l’avons vu, c’est à travers l’État que se mènent les offensives du patronat au niveau national. Il intervient pour consolider l’équilibre du capital en période de prospérité et pour appuyer sa restructuration lors des crises. L’édiction de textes de loi est l’outil principal dont il dispose pour entériner formellement le rapport de force consécutif aux affrontements propres à chaque cycle de lutte, entre offensives ouvrières et contre-révolutions capitalistes. Toutefois, ces lois s’inscrivent matériellement dans le cours de la lutte des classes et ne peuvent en aucun cas s’émanciper de la réalité du capital. L’illusion selon laquelle ce sont les lois qui font le rapport de force et non l’inverse est au fondement d’un fétichisme juridique attribuant à l’État un pouvoir politique sans limite.
Il importe une nouvelle fois de souligner que c’est au contraire la configuration de la lutte des classes qui détermine les politiques étatiques. Chaque cycle de luttes a produit une forme de l’État adéquate aux nouvelles modalités du rapport capital/travail qui le constituent. Ainsi, ce qu’on appelle l’action publique n’obéit pas à une logique constante fixant des objectifs définis, mais s’adapte aux évolutions du capital pour mieux les encadrer. Par exemple, les prémices du « volet social » de l’État français datent de la fin du XIXe siècle, lorsque le spectre du mouvement ouvrier et le développement du paradigme de la population comme principale force productive le contraignent à réglementer les conditions d’exploitation pour éviter de tuer ses précieux·ses travailleur·ses à la tâche. Spontanément, le capital cherche à maximiser son profit immédiat, quitte à augmenter le taux d’exploitation du travail au-delà de sa borne absolue : la survie physiologique des travailleur·ses. En imposant aux ouvriers de trimer quotidiennement 12 heures consécutives sans aucun jour de repos, le capital scie la branche sur laquelle il est assis. A long terme, il empêche son unique source de survaleur, la force de travail, de se reproduire convenablement, et sape les conditions de sa valorisation. Ce que Marx a appelé la « législation de fabrique » prend alors la forme d’une « réaction consciente et méthodique de la société contre son propre organisme tel que l’a fait le mouvement spontané de la production capitaliste » (Le Capital). Pour réfréner les pulsions autodestructrices du capital, la législation de fabrique agit comme une soupape de sécurité qui protège le prolétariat d’un burn-out généralisé : interdiction du travail de nuit pour les femmes et les enfants en 1892, limitation de la journée de travail à 10 heures en 1900, mise en place d’un jour de repos hebdomadaire obligatoire le dimanche en 1906, etc.
Évidemment, les capitalistes individuels ne voyaient pas d’un bon œil cette panoplie de droits sociaux qui venaient restreindre l’exploitation et attenter à leurs bénéfices. Plutôt qu’une rationalisation interne du capital, ils y voient la marque du péril rouge (ce qu’ils étaient au moins en partie) et s’opposent farouchement aux revendications ouvrières qu’ils n’hésitent pas à réprimer dans le sang. Ce processus historique d’appropriation collective du prolétariat par le capital au moyen de l’État social s’est ainsi construit de manière conflictuelle et s’étale sur plusieurs décennies. Il a fallu arracher une par une les réformes mêmes qui ont permis au capitalisme de se moderniser. Les luttes de classe sont le moteur de l’histoire.
Durant cette première phase du capitalisme, l’ouvrier fait directement face à son employeur lors de la journée de travail puis regagne son domicile pour y goûter un repos bien mérité. Pour la classe ouvrière, l’État n’apparaît nulle part comme un intermédiaire, sinon comme une autorité lointaine aux prérogatives essentiellement politiques. Le patronat a un nom et un visage, le travail un lieu défini. En toute logique, c’est donc là-bas que se joue la contestation sociale : grèves et occupations se déroulent dans ou aux abords de l’usine, car c’est là qu’on sue et qu’on reçoit sa paie. Mais l’échec du mouvement ouvrier à ériger le communisme sur la base de cette concentration industrielle et la fragmentation spatiale de la production marquent la fin de cet état de fait. Le capital ne se présente plus tel quel au prolétariat ; il va falloir aller le chercher ailleurs.
Alors que les conflits sociaux s’ancrent sur le lieu de production jusqu’au début de la seconde moitié du XXe siècle, l’expression politique de la lutte des classes se déplace de l’entreprise au terrain étatique au cours des décennies suivantes. Cette transformation implique la cristallisation du conflit dans la figure de représentants officiels, la classe ouvrière elle-même ayant été dépossédée de toute agentivité politique dans le discours dominant (les pauvres votent RN parce qu’ils sont bêtes et xénophobes et puis basta). On résume souvent les « mouvements sociaux » à la bataille entre le gouvernement et les leaders syndicalistes, chacune des deux parties défendant des intérêts spécifiques. Si le gouvernement s’avère incapable de résoudre la crise, c’est lui qui est désigné comme responsable et l’on réclame sa démission (ou sa destitution pour les radicaux). Dans tous les cas, « la crise de la reproduction du capital n’apparaît plus immédiatement comme telle, mais au contraire d’abord en tant que crise de l’appareil d’État. »9
Les tentatives de réhabilitation de l’État-Providence menées par la gauche sociale-démocrate sont un exemple flagrant de cette tendance à attribuer à l’État des propriétés salvatrices alors qu’il n’est que le partenaire historique du capital. Dans cette perspective, l’État-Providence n’est plus la forme spécifique adoptée par l’État pour correspondre à un nouveau régime d’accumulation mais l’armature d’une économie « humaine », c’est-à-dire productive, et « solidaire », c’est-à-dire qui prend soin de sa force de travail. Son démantèlement est alors perçu comme une faillite de l’État, un manquement à son devoir de veiller sur sa population. Démystifier ces réminiscences du passé, cet espoir anachronique, nécessite de dresser un bref panorama historique de l’époque qui a vu naître l’État-providence.
L’utopie fordiste
A la fin des années 1940, les économies capitalistes ouest-européennes ravagées par la guerre mettent en branle un processus de modernisation de l’organisation du travail connu sous le nom de fordisme. Cette redéfinition des modalités de l’exploitation, désormais centrée sur l’extraction de survaleur relative10, permet alors d’intégrer la reproduction de la force de travail au sein-même du procès d’accumulation capitaliste. Tant que l’augmentation absolue des salaires et les « acquis sociaux » cédés au mouvement ouvrier sont largement compensés par l’accroissement constant de la productivité, ce cercle vertueux dynamise la demande interne en permettant aux prolétaires de consommer les marchandises qu’ils ont eux-mêmes produites. La satisfaction des revendications salariales en échange de l’acceptation de l’intensification du procès de travail constitue un compromis entre le patronat et les organisations syndicales, qui sont de facto intégrées dans les processus de décision politiques. Ainsi se formalise la création d’une identité ouvrière prenant part en tant que telle à l’arène démocratique. L’État apparaît comme le médiateur entre les deux classes et dilue leur antagonisme au travers de nombreuses réformes sociales. La montée en puissance du prolétariat au sein du mode de production capitaliste allant de pair avec la dynamique d’accumulation, les concessions accordées lors de la lutte des classes sont rapidement remboursées et tout le monde y trouve son compte : ce sont les Trente Glorieuses.
Dans ce cadre, l’une des caractéristiques essentielles de l’extraction de survaleur sur un mode relatif est que la bonne santé de la force de travail, et sa capacité à consommer, deviennent un élément déterminant du procès d’accumulation. Auparavant coût inutile devant être réduit au minimum, le salaire est dorénavant considéré comme un investissement pour le capital. Loin des fantasmes de « conquis sociaux » vaillamment arrachés à la bourgeoisie, les systèmes de protection sociale se mettent alors en place avec l’aval des capitalistes (le gouvernement gaulliste du CNR en France, mais aussi le New Deal de Roosevelt aux États-Unis ou le rapport Beveridge en Angleterre). Les nécessités du capital rencontrent les revendications ouvrières, portées par un PCF en position de force.
La division raciale du travail joue également un rôle fondamental dans cette période de prospérité : les tâches les plus à risque nouvellement imposées par le travail à la chaîne sont massivement assumées par des ouvriers immigrés en provenance des (ex-)colonies. C’est leur assignation massive au travail non-qualifié qui a servi de marchepied à l’ascension sociale des classes moyennes blanches dans les années 1960.
Cependant, les contradictions internes du fordisme ont raison du miracle économique de l’après-guerre. D’une part, le rythme effréné de la croissance de la productivité atteint sa limite absolue à mesure que s’automatise toujours davantage le procès de production, et les marchés nationaux, saturés, ne parviennent plus à absorber les milliers de marchandises produites. Dans un contexte où les investissements en capital fixe sont faramineux, le ralentissement de la dynamique fordiste provoque de nombreuses faillites. La rentabilité des capitaux n’est plus aussi rapide qu’escomptée, et la rigidité des flux financiers ne permet pas encore de les rediriger rapidement vers des secteurs plus lucratifs. Le grand krach pétrolier de 1973 n’est qu’une manifestation superficielle de cette crise latente qui sape les bases de l’accumulation fordiste.
D’autre part, la concentration des ouvriers dans de gigantesques centres industriels favorise le développement d’un syndicalisme combatif, et la vague de grèves qui secouent l’Europe au début des années 1970 fragilise un système déjà grippé.
La classe capitaliste enclenche alors un long processus de restructuration du rapport capital/travail qui vise à mettre à bas les formes obsolètes de l’organisation du travail héritées du modèle fordiste. L’emploi masculin stable et à temps complet qui fondait jusqu’ici l’identité ouvrière s’érode progressivement pour être remplacé par un prolétariat flexible et précarisé. Les mutations continues du marché du travail et la désuétude du CDI unique dans une vie professionnelle requièrent désormais une adaptation permanente des travailleur·ses qui rend impossible la construction d’une unité politique de la classe en tant que classe.
Parallèlement, l’explosion des contrats courts et à temps partiel instaure l’existence d’un chômage structurel, jusqu’ici marginal et temporaire. Le non-emploi n’est plus un en-dehors dysfonctionnel de la société capitaliste mais un moment inhérent au cycle de la vie professionnelle, pour celles et ceux qui ont encore vocation à être intégré·es dans l’économie.
Au niveau global, on assiste à une suppression des barrières douanières et à l’extension de la division internationale du travail : la mondialisation implique non seulement l’accroissement des flux commerciaux sur toute la planète, mais aussi la segmentation géographique, via la sous-traitance, de chaque étape du procès de production. La fabrication d’une marchandise n’est plus circonscrite à une industrie locale, encore moins sa commercialisation, et l’interdépendance de chaque secteur productif rend impossible tout retour à un quelconque protectionnisme. L’éclatement des aires économiques nationales supprime définitivement la corrélation directe entre augmentation des salaires de la main d’œuvre et hausse de la demande intérieure. En définitive, l’éphémère convergence d’intérêts du patronat et du prolétariat, regroupés dans une entité nationale « française » dont la vitalité économique assurait la bonne marche du système tout entier, cesse d’être et la confirmation de l’identité ouvrière ne coïncide plus avec la reproduction du capital.
Par conséquent, l’entretien de la force de travail tend à devenir un simple coût pour l’État, et l’État-providence un frein à la valorisation du capital. Il est bien plus rentable pour les capitalistes de délocaliser leur production ou de recourir à la sous-traitance que de continuer à financer la reproduction d’une main d’œuvre occidentale coûteuse et politiquement menaçante. La résolution des problèmes du ralentissement des gains de valeur est alors inséparable de la lutte de la bourgeoisie européenne contre le mouvement ouvrier organisé : ainsi, dans bien des cas, des luttes ouvrières sont brisées par des réorganisations de la chaîne de production et par la fermeture de sites industriels. En dernière instance, la fin de la guerre froide et la dissolution du bloc soviétique parachèvent cette restructuration de l’espace géographique en offrant aux capitaux internationaux un marché mondial fluide où la mobilité des investissements ne souffre plus d’aucune entrave.
Ce que l’on a appelé « néolibéralisme » est en réalité un processus historique qui dépasse largement les orientations idéologiques partisanes et s’impose comme un paradigme incontournable de la gestion économique des démocraties bourgeoises (avec le ralliement de la social-démocratie mitterrandienne et le « tournant de la rigueur » de la gauche socialiste en 1983). Afin de mettre en place toutes les réformes nécessaires à la sauvegarde des taux de profit dans la séquence de crise, les représentations institutionnelles du prolétariat sont balayées et n’ont plus leur mot à dire dans l’ersatz de « dialogue social » aux fonctions dorénavant essentiellement idéologiques. La dislocation de l’État-Providence et l’individualisation des prestations sociales procèdent de la même dynamique et tendent à réduire la part de l’État dans la reproduction de la force de travail à son strict minimum. Précisons que cela n’est pas le fait d’une conspiration orchestrée par des capitalistes plus cupides que les précédents ou de la tant décriée financiarisation de l’économie, bien que celle-ci y contribue (l’anticipation virtuelle de gains de valeur qui ne viendront jamais via la création monétaire font apparaître encore davantage le travail comme un coût et non plus comme un élément névralgique du système d’accumulation). Sans opérations bancaires et transactions financières ultra-sophistiquées, sans abandon de la régulation étatique des taux de change, les capitaux seraient toujours paralysés, incapables de se transférer quasi-instantanément là où se manifestent de nouvelles perspectives de profit. C’est ainsi que la restructuration des années 70 a surmonté, pour un temps, l’impasse du fordisme.
Tout au long du XXe siècle, l’État a accompagné les phases d’ascension et de déclin de la survaleur relative, et prodigué les politiques adéquates à une telle évolution, selon le degré d’entretien et de formation de la force de travail requis par le capital. Dès lors que la prospérité de cette dernière n’est plus un rouage essentiel de la dynamique d’accumulation et que la désintégration de l’identité ouvrière affaiblit les potentialités de résistance (para-)syndicale, il n’existe plus d’obstacle à la paupérisation massive du prolétariat. L’intensification de l’exploitation semble être la seule solution pour maintenir tant bien que mal les taux de profit.
Mais cette solution ne fut que provisoire, et il s’opère aujourd’hui en Europe un retour partiel à l’extraction de survaleur sous un mode absolu, devant l’impossibilité d’égaler les gains de productivité obtenus au terme de décennies de croissance technologique. Par le recul de l’âge de départ à la retraite, la baisse des salaires réels ou la prolifération des dérogations au SMIC, les législations du travail sont modifiées pour élever le taux d’exploitation du prolétariat européen. Cette relocalisation de la production permet de bénéficier de la proximité des marchés locaux et des innovations scientifiques des grands centres capitalistes tout en évitant que la chaîne de production soit perturbée par les aléas de la géopolitique internationale (tensions diplomatiques avec la Chine et la Russie, instabilité militaire en Afrique subsaharienne, intenses luttes sociales en Amérique du Sud). Le revirement protectionniste ne s’effectue cependant pas sous les mêmes modalités que dans l’ère industrielle précédente, et un « néo-fordisme » ne s’érige pas sur les ruines de l’État-Providence. C’est une contradiction évidente : malgré la tendance contemporaine à la réimplantation de la production sur le territoire national, et donc de la main-d’œuvre ouvrière, l’État poursuit la destruction méthodique de son volet social (service public, code du travail). La crise du coronavirus a révélé l’ampleur de cette tension entre l’abandon de la gestion de la force de travail et la nécessité de continuer l’accumulation. La redirection des ressources étatiques vers les entreprises, dans l’espoir qu’elles relancent par l’investissement une croissance en berne depuis 40 ans, s’est faite aux dépens du budget alloué aux hôpitaux, à la recherche médicale ou à la sécurité sociale, ce qui a occasionné une gestion de crise catastrophique et un confinement archaïque comme seule solution pour limiter la casse. Ce même confinement, inévitable au vu de la situation pandémique, a eu des conséquences désastreuses sur l’économie. A la veille de la deuxième vague, le gouvernement ne savait toujours pas sur quel pied danser, devant composer avec la perspective d’une hécatombe imminente, la récession considérable qu’entraînerait un renouvellement du confinement et la fronde politique de la petite-bourgeoisie commerçante refusant qu’on les prive de leur chiffre d’affaires en fermant leurs établissements. Le coronavirus a été l’élément déclencheur d’une récession latente, et le capital perd du terrain sur tous les plans, pris dans un paradoxe désormais insoluble.
Sous quelque forme qu’on le prenne, le salariat de l’austérité est plus précaire que jamais.

« There is no alternative »
Circonstancier les conditions d’émergence de « l’offensive néolibérale » nous a permis de comprendre un tel phénomène comme un ensemble de palliatifs mis en place pour garantir la poursuite de l’accumulation du capital. L’écrasement de l’identité ouvrière, le refus de tout compromis politique ou économique entre les classes, est la condition de sa survie.
En France, les mouvements syndicaux n’ont pas remporté de victoire d’envergure au niveau interprofessionnel depuis 1995, malgré des mobilisations parfois massives (des semaines de blocage des raffineries en 2016, plusieurs millions de personnes dans les rues en 2010 et 2019 et une grève historique à la SNCF et la RATP la même année, etc.). L’intensification numérique des modalités de luttes traditionnelles n’a pas obtenu l’effet escompté, et les démonstrations de force d’antan semblent inaudibles aujourd’hui. Plus encore, les échecs répétés des syndicats à faire valoir leur statut d’interlocuteurs légitimes auprès de l’État et du patronat ainsi qu’à fédérer autour d’eux une identité ouvrière stable ont ouvert la voie à de nouvelles formes de luttes dont l’éruption des Gilets Jaunes est le moment le plus éloquent.
La limite, qui est aussi la force, des luttes de ce nouveau cycle se situe dans le fait qu’elles ne peuvent plus rien obtenir. Tout aménagement favorable des conditions d’existence des travailleur·ses, au niveau d’une nation ou d’une entreprise, menacerait directement la compétitivité de cette dernière sur le marché globalisé, et donc la survie de leurs emplois.
A chaque nouveau cycle de luttes, le contenu du communisme et la possibilité de sa réalisation sont reformulés d’après la restructuration du rapport capital/travail qui déplace la contradiction à un niveau supérieur. En raison d’une raréfaction relative de la plus-value sociale disponible et du gouffre budgétaire que représente l’endettement public, la marge de manœuvre étatique rétrécit et se consacre de plus en plus exclusivement à renflouer les déficits du capital, comme ce fut le cas pour éviter les faillites en chaîne durant la crise de 2009. Face à la crise du capital, l’État se montre ainsi incapable d’assumer les prétentions sociales qui lui conféraient sa légitimité parmi les franges subalternes de la population. Pire encore, pour qu’il conserve une manne financière sans peser sur le capital, la pression fiscale est transférée sur les prolétaires (voir l’article C’est la lutte des classes fiscale), ce qui entraîne des résistances ne pouvant être brisées que par la répression. Le quadrillage austéritaire s’accompagne donc, paradoxalement, d’investissements croissants dans les secteurs régaliens, notamment la police mais aussi la recherche militaire, dont les ventes d’arme constituent pour l’État une importante réserve de profit11.
Le fétichisme politique qui fondait l’arène démocratique se désagrège, et l’échec des gouvernements successifs à inverser la tendance révèle l’impasse structurelle que constitue l’alternance bipartisane du personnel politique. Mis à mal à la fois par les revendications insolubles du prolétariat et par la pression des capitalistes les plus libéraux qui souhaitent accélérer la destruction de l’État-providence et s’autonomiser des contraintes financières que sont les cotisations patronales ou la fiscalité d’entreprise, l’autorité étatique s’effrite. Dans ces conditions, l’impossibilité de revendiquer ouvre la voie à une rupture révolutionnaire et non à des luttes sectorielles qui s’achèvent le plus souvent dès lors qu’elles sont satisfaites.
Si l’idéologie républicaine nous enjoint à nous adresser à l’État, dans le langage de la démocratie bourgeoise, pour obtenir la moindre concession lors des conflits sociaux, son horizon apparaît désormais comme obstrué et les revendications des prolétaires se heurtent violemment à des fins de non-recevoir. C’est l’existence même du prolétariat en tant que classe, à travers sa reproduction dans le capital, qui est menacée. La dégradation de ses conditions de vie et sa paupérisation croissante font qu’il n’a plus rien à perdre mais, dans le même temps, la séquence historique ne propose aucune perspective crédible dans les termes du capital – qui sont ceux de la société tout entière. La révolution est alors un suicide de la classe qui ne peut prendre appui sur aucune base tangible, un saut dans le vide à l’issue incertaine car le communisme ne peut être élaboré positivement à partir des débris du capital.
Dans le délitement insurrectionnel du prolétariat en tant que classe, les individus qui le composaient se retrouvent atomisés et désocialisés au sein d’un chaos qui n’assure même plus leur subsistance minimale par la reproduction de leur force de travail. Ils n’ont d’autre choix que d’étendre la lutte et d’approfondir les mesures communistes qui leur permettront de s’émanciper de leur situation de sans-réserves, ou périr.
La réforme n’existe plus. Aujourd’hui plus que jamais : communisme ou barbarie.
[1] Ces deux domaines ne sont évidemment pas dissociées et les stratégies géopolitiques de chaque État visent avant tout à favoriser l’implantation de ses capitaux nationaux sur d’autres territoires. Cependant, la sphère géostratégique dispose d’une certaine autonomie et n’obéit pas toujours directement à des impératifs économiques. Certaines interventions impérialistes, notamment les bombardements aériens en Irak et en Syrie, ne sont pas immédiatement rentables à proprement parler, mais servent à promouvoir la suprématie militaire française dans le paysage diplomatique international.
[2] Par certains aspects, le pouvoir politique du capitalisme, bien qu’il soit segmenté au travers de multiples administrations, est encore plus absolu que celui qui régnait auparavant, car il cherche à s’insérer dans tous les domaines de la vie sociale.
[3] Nous utilisons « déviants » au sens sociologique du terme, c’est-à-dire tout individu dont les comportements ne correspondent pas aux normes sociales dominantes et sont donc stigmatisés et/ou réprimés. Du point de vue étatique, cela englobe aussi bien les délinquants que les chômeur·ses de longue durée, en passant par certaines populations criminalisées (travailleur·ses du sexe, usager·es de drogue, etc).
[4] Précisons que l’État intervient également dans les conflits internes aux autres classes ; il joue par exemple un rôle déterminant dans les processus de racialisation du prolétariat. Nous mettons ici de côté cette dimension du phénomène étatique qui mériterait un texte à part.
[5] L’écosystème est aussi profondément affecté par de tels bouleversements du mode de production, cf. les travaux de Jason W. Moore et d’Andreas Malm.
[6] Mais jusqu’à quand ? Les exemples de l’Argentine et de la Grèce nous ont prouvé qu’aucun Etat n’est infaillible, et les agences de notation n’épargnent même plus des pays comme la France ou les États-Unis, qui se sont vus retirer leur glorieux triple A.
[7] Salama écrit dans le numéro d’avril-septembre 1979 de Critiques de l’économie politique que « La manière concrète dont réagit l’État pour assurer la reproduction du rapport social dominant est déterminée dans son contenu à la fois par le mouvement du capital et l’évolution de la lutte de classe, dans sa forme par la mise en place de tel ou tel régime politique. »
[8] A cet égard, la déclaration de Raymond Barre, alors premier ministre, à la revue L’Expansion en 1978 est éloquente : « L’État doit donner un horizon à l’activité économique nationale, dans la mesure où les agents privés peuvent faire preuve d’une trop grande myopie, en s’attachant à la défense d’intérêts à court terme. L’État doit au contraire être presbyte, car il a la charge du moyen et du long terme. »
[9] Joachim Hirsch, « Éléments pour une théorie matérialiste de l’État » dans L’Etat contemporain et le marxisme, Maspero, 1975.
[10] La survaleur relative est la survaleur obtenue en diminuant le temps de travail nécessaire à la reproduction de la force de travail, c’est-à-dire en augmentant la productivité du travail. La survaleur absolue s’obtient quant à elle en allongeant la journée de travail. Pour une définition plus complète, voir notre article Marx et la critique de l’économie politique.
[11] Près de 10 milliards d’euros en 2019, soit trois fois plus qu’il y a 10 ans.
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